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Le matin venu, Aronha décida qu’ils suivraient le conseil de Motiak ; ils partiraient le jour même au lieu du lendemain, et iraient à Papadur au lieu de Fetek. Ah, épatant ! se dit Mon. Le double du chemin et tout en montée ! Il faudra que j’écrive un mot à Père pour le remercier de sa suggestion !

Tout en marchant, Akma faisait la critique du discours de Khimin, la veille au soir. Mon ne pouvait qu’admirer l’adresse avec laquelle il s’y prenait, accompagnant chaque reproche d’un éloge, si bien que Khimin ne se sentait jamais rabaissé. Naturellement, la vénération absolue de Khimin pour Akma facilitait aussi les choses.

« Ce que tu as dit sur nos professeurs qui sont instruits et ceux des Protégés qui sont aussi ignorants que leurs élèves – c’était bien vu, et j’en suis très content. »

Khimin sourit. « Merci.

— Il y a juste un petit problème de choix des mots auquel il faudra penser la prochaine fois. Je sais, c’est agaçant, on doit réfléchir à trente-six choses en même temps ; ça m’arrive aussi : on règle une difficulté d’un côté et ça craque de l’autre. Mais c’est bien pour ça que ce n’est pas donné à tout le monde. »

Mon voyait clairement comment Akma, par la flatterie, embobinait Khimin et se le mettait dans la poche. Et ce pauvre crétin ne se rendait compte de rien !

Une idée vint soudain à Mon, qui le mit mal à l’aise : peut-être qu’Akma adaptait sa technique suivant le crétin auquel il s’adressait et que lui, Mon, paraissait aux yeux des autres tout aussi inconscient et crédule que Khimin !

Akma poursuivit : « Hier soir, pendant que tu parlais, je me disais : comment piquer son idée à Khimin et m’en servir dans mon discours ? »

Khimin éclata de rire. Ominer aussi, qui écoutait la conversation – et pouvait en prendre de la graine, car, s’il ne bégayait pas comme Khimin, s’il ne s’emmêlait pas les pieds dans ses phrases, ses discours étaient assommants d’un bout à l’autre.

« Tiens, voilà comment j’aurais présenté l’idée, fit Akma : Mon père, dans sa grande compassion, a instauré une religion dans laquelle l’ignorant enseigne à l’ignorant et le pauvre subvient aux besoins du pauvre. C’est là une noble entreprise ; que nul ne vienne la contrecarrer. Mais pour les humains et les anges, pour les gens éduqués et instruits, il est inutile de prétendre avoir besoin des doctrines primitives et de la société grossière des soi-disant Protégés d’Akmaro.

— Comment ça, “que nul ne vienne la contrecarrer” ? fit Khimin. Je croyais que c’était justement ce qu’on faisait !

— Bien sûr que c’est ce que nous faisons, et les gens le savent. Mais tu vois l’effet de ce genre de phrase ? Ça donne l’impression que nous ne nous opposons à personne ; nous pourvoyons les gens de bonne condition tandis que les Protégés s’occupent des pauvres et des ignorants. Et dis-moi, combien de personnes dans notre public se considèrent comme pauvres et ignorantes ?

— La plupart ! ironisa Ominer.

— La plupart sont effectivement pauvres à côté de qui a grandi à la résidence royale, fit Akma avec un soupçon de sarcasme. Mais comment se voient-ils eux-mêmes ? Chacun se prend pour le plus instruit, le plus raffiné – et si ce n’est pas vrai, il fera tout son possible pour faire croire que si. Dans ces conditions, à quelle assemblée se rendra-t-il ? À celle qui lui donne le sentiment d’appartenir à la classe des instruits et des raffinés. Tu comprends ? Personne ne peut nous accuser de dénoncer ni de calomnier les Protégés – et pourtant, plus nous en faisons l’éloge, moins les gens ont envie de les rejoindre. »

Khimin éclata d’un rire ravi. « C’est comme… Tu prends ce que tu veux dire, et puis tu trouves un moyen pour dire le contraire, mais de façon à obtenir l’impact recherché !

— Ce n’est pas exactement le contraire, le reprit Akma. Mais tu commences à comprendre, tu commences à comprendre ! »

Le talent de vérité de Mon entra soudain en éruption au fond de lui et rejeta ce qu’il venait d’entendre avec une telle violence qu’il fut pris de nausée. Il s’immobilisa et, sans l’avoir voulu, tomba à genoux. « Mon ? » fit Aronha.

À cet instant, il se fit un vacarme de tonnerre et tous levèrent les yeux pour voir un énorme objet, gris comme du granit, qui fonçait vers eux du haut du ciel en tournoyant. De la fumée s’en échappait comme s’il brûlait et le rugissement était assourdissant. Mon se plaqua les mains sur les oreilles et observa que ses frères l’imitaient. Au dernier moment, le monstrueux roc gris s’écarta de sa trajectoire et s’écrasa à moins de dix pas d’eux dans un nuage opaque de poussière et de fumée. Simultanément, la terre se convulsa, jetant les jeunes gens au sol comme autant de quilles. Pourtant, il n’y eut aucun bruit d’impact, ou bien il se noya dans le rugissement du rocher et le grondement de la terre.

Lorsque la poussière et la fumée se dissipèrent, ils virent une silhouette dressée devant le roc, sans pouvoir en distinguer les traits, car elle émettait un tel éclat qu’ils ne percevaient d’elle qu’une vague forme humaine. L’absence du moindre bruit d’impact s’expliquait maintenant : l’immense objet gris flottait en l’air à cinquante centimètres du sol ! Mais c’était impossible ! C’était irrationnel !

L’homme de lumière parla, mais ils ne l’entendirent pas ; sa voix se perdait dans le vacarme.

Le rocher se tut soudain. La terre s’arrêta de gronder. Mon prit appui sur ses bras pour se soulever et regarda l’homme de lumière. « Akma ! dit l’homme. Lève-toi ! » Sa voix n’avait rien d’humain ; c’étaient cinq voix en une, cinq hauteurs de ton différentes qui déclenchaient de douloureuses vibrations dans le cerveau de Mon. Il se sentait soulagé que ce soit Akma et non lui qu’on avait appelé ; et bien qu’aussitôt honteux de sa couardise, il resta néanmoins soulagé. Akma se mit debout tant bien que mal. « Akma, pourquoi persécutes-tu le peuple du Gardien ? Car le Gardien de la Terre a dit : Ceci est mon peuple, ceux-ci sont les Protégés. Je les établirai en ce pays, et rien sinon leurs propres mauvais choix ne pourra les renverser ! »

Mon était écrasé de honte. Depuis des mois, il niait ce que lui soufflait son talent de vérité, alors qu’il voyait juste depuis le début ! Les arguments d’Akma pour démontrer que le Gardien n’existait pas paraissaient à présent ténus et vides de sens ; comment Mon avait-il pu y prêter foi une seule seconde, avec son don de vérité qui persistait à lui affirmer le contraire ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

« Le Gardien a entendu les plaintes des Protégés, et aussi les suppliques de ton père, son fidèle serviteur. Des années durant, il a prié le Gardien de te faire comprendre la vérité, mais le Gardien savait que tu la comprenais déjà. Aujourd’hui, ton père l’implore de t’empêcher de faire du mal aux enfants innocents de la terre. » Un nouveau grondement monta des entrailles du sol ; Akma fut jeté à genoux et Mon tomba le visage contre la terre humide de la route.

« Peux-tu encore prétendre que le Gardien n’a aucun pouvoir ? Es-tu sourd à ma voix ? Aveugle à la lumière qui rayonne de mon corps ? Ne sens-tu pas la terre trembler sous tes pieds ? Le Gardien n’existe-t-il pas ? »

Terrorisé, Mon cria : « Si ! Il existe ! Je l’ai toujours su ! Pardonne-moi d’avoir menti ! » Il entendit ses frères crier, demander pitié eux aussi ; seul Akma ne disait rien.

« Akma, souviens-toi de ta captivité à Chelem. Souviens-toi que le Gardien t’a délivré de tes chaînes. À présent, c’est toi qui opprimes les Protégés, et le Gardien les délivrera de toi. Va ton chemin, Akma, et ne cherche plus à détruire l’assemblée des Protégés. Leurs prières ne resteront pas lettre morte, que tu décides ou non de te détruire toi-même. »