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Aronha hocha de nouveau la tête.

« Mère va en mourir », dit Khimin en pleurant.

Mon passa le bras autour des épaules de son petit frère et le serra contre lui. « J’ignore si nous pouvons décemment demander à Père de nous accepter auprès de lui. Mais nous devons nous présenter devant lui, ne serait-ce que pour lui permettre de nous jeter dehors.

— Père nous acceptera, dit Aronha. Il est comme ça. La vraie question, c’est : pouvons-nous réparer le mal que nous avons fait ?

— Non, fit Ominer. C’est plutôt : Akma va-t-il survivre ou non ? Il faut le ramener en Darakemba ; mais est-ce qu’on le garde ici en espérant qu’il va se réveiller, ou est-ce qu’on cherche de l’aide pour le transporter ?

— On est quatre, intervint Khimin. On peut le porter.

— J’ai entendu dire que Shedemei, la directrice d’école, est guérisseuse, suggéra Mon.

— Et voilà que nous attendons de l’aide d’une femme que nous décrivions comme une adepte criminelle du mélange des espèces ! fit Aronha, amer. Dans le besoin, il ne nous vient même pas à l’esprit de nous adresser à notre Assemblée des coutumes ancestrales. Nous savons, nous avons toujours su, que le seul appui fiable se trouve chez les Protégés. »

Le goût infect de la honte dans la bouche, ils improvisèrent une litière à l’aide de leurs manteaux et de leurs bâtons de marche, qu’ils hissèrent sur leurs épaules pour transporter Akma. À l’approche de régions plus habitées, ils virent les gens sortir de chez eux pour les regarder, ces quatre hommes chargés de ce qui paraissait un cadavre qu’ils allaient enterrer.

« Allez, dit Aronha, à tous ceux qui venaient à leur rencontre. Allez prévenir tout le monde que le Gardien a envoyé un messager frapper les Motiaki et les empêcher de répandre leurs mensonges. Nous sommes les fils de Motiak et nous retournons auprès de lui en toute humilité. Allez annoncer à tous qu’Akma, le fils d’Akmaro, a été foudroyé par le messager du Gardien et que nul ne sait s’il vivra ou non ! »

Encore et toujours il allait répétant ces mots, et chaque fois qu’un Protégé les entendait, la réaction était la même : nulle gaieté, nulle jubilation méchante, nulle condamnation, mais des larmes, des étreintes et puis, inévitablement, le plus insupportable : « Peut-on vous aider ? Pouvons-nous porter Akma un bout de chemin ? Ah, son père et sa mère vont pleurer de le voir dans cet état ! Nous prierons le Gardien de leur permettre de revoir leur fils vivant ! Laissez-nous vous aider ! » On leur apportait de l’eau, des vivres, et pas une fois un Protégé ne leur fit de reproches.

D’autres ne se montraient pas si magnanimes. Des hommes et des femmes qui avaient sans doute acclamé Akma et les fils de Motiak pendant leurs discours les dénonçaient maintenant hautement et avec rancœur, les traitant de menteurs, d’escrocs, d’hérétiques. « Arondi ! Mondi ! Ominerdi ! Khimindi ! » Triste ironie : lorsqu’ils étaient en rébellion ouverte contre leur père, nul n’eût osé les accuser de traîtrise, mais à présent qu’ils avaient mis fin à leur révolte et avouaient leurs méfaits, ils croulaient sous les épithètes malsonnantes.

« Nous l’avons bien mérité », dit Mon en réponse à Ominer qui faisait remarquer l’hypocrisie de leurs accusateurs.

Alors, comble de l’humiliation, ils durent regarder et écouter les Protégés qui prenaient les clabaudeurs à part et les réprimandaient. « Vous ne voyez pas qu’ils sont déjà noyés de chagrin ? Vous ne voyez pas qu’Akma est presque mort ? Ils ne vous font pas de mal, laissez-les passer, laissez-leur la paix ! »

Et c’est ainsi que les Protégés devinrent leurs protecteurs sur leur chemin. Et beaucoup d’entre eux étaient des fouisseurs. Mon ne put se satisfaire qu’ils n’entendent que les discours d’Aronha ; à l’adresse des fouisseurs, il ajouta son propre message : « Je vous en prie, allez trouver les gens de la terre qui sont en route pour quitter Darakemba. Dites-leur que ce sont de meilleurs citoyens que les fils de Motiak. Ne les laissez pas partir. »

Cette nuit-là, ils dormirent aux côtés d’Akma sur le bord du chemin, et le lendemain, en fin de journée, ils arrivèrent à Darakemba. La rumeur les avait précédés et, devant chez Akma, une immense foule s’ouvrit pour les laisser passer ; Akmaro et Chebeya attendaient à la porte de recevoir le corps à demi vivant de leur fils. À l’intérieur se trouvaient le roi leur père et leur sœur Edhadeya ; ils serrèrent dans leurs bras les quatre garçons, qui éclatèrent en larmes en se voyant reçus avec tant d’amour ; puis ils pleurèrent encore devant Akmaro et Chebeya agenouillés au-dessus du corps meurtri de leur fils.

Sur la route, l’être de lumière apparut. La terre trembla. Akma aurait dû être surpris mais il ne l’était pas. C’était bien le plus étrange, que la scène ne lui parût pas étrange. Tandis que le messager parlait, une pensée tournait dans son esprit : Pourquoi as-tu mis si longtemps ?

Dès qu’il remarqua son absence de surprise, il s’en étonna. Impossible qu’il eût prévu un tel événement. Il ignorait qu’il existait des êtres semblables ; en tout cas, rien dans ses études ne l’avait préparé à cela. D’ailleurs, l’expérience ne prouvait rien ; ce ne devait être qu’une hallucination partagée par cinq hommes tenaillés par un besoin désespéré de voir confirmée leur importance au regard de l’Univers. Loin de prouver l’existence d’un Gardien de la Terre, ce phénomène pouvait bien ne démontrer que la puissance inconsciente et irrépressible des croyances enfantines, même chez des hommes qui s’en pensaient débarrassés.

Mais comme le messager continuait à parler (et comment puis-je à la fois entendre chacune de ses paroles et me faire toutes ces réflexions ? Quelle extraordinaire clarté d’esprit ! J’aimerais discuter de ce phénomène avec Bego. À propos, qu’est-ce que le roi a fait de lui, finalement ? Ah ! regarde-moi ça : je m’écarte en digressions, je m’inquiète du sort de Bego, et tout ça sans perdre une miette du message !), Akma comprit qu’il ne s’agissait pas d’une hallucination collective, ou alors d’une hallucination induite par le Gardien de la Terre, parce qu’une chose était sûre : elle ne provenait pas de lui. Comment le savait-il ? Edhadeya l’avait bien dit : on sait la différence quand on est directement impliqué, tout simplement. Mais elle ne provient pas non plus de l’être de lumière. Non, ça, c’est du spectacle, de la pyrotechnie. Ce n’est pas parce que mes yeux sont éblouis, ni que la terre tremble sous mes pieds, ni que l’air s’emplit de grands rugissements, de fumée et d’une voix bizarre, ce n’est rien de ça qui me rend si sûr de moi. Je sais, tout simplement.

Alors, il songea : J’ai toujours su.

Il revit l’époque de la plus grande terreur de sa vie, la première fois où les fils de Pabulog l’avaient jeté par terre et s’étaient mis à le torturer et à l’humilier. Il n’aurait pas su le dire à ce moment-là, mais sous-jacente à la peur de mourir, il y avait de la honte à se voir si désarmé ; et encore en dessous, il y avait un courage d’acier qui lui interdisait de demander pitié, qui l’avait soutenu durant toute l’épreuve et lui avait permis de revenir, nu et barbouillé de boue, d’ordure et de déchets, auprès des siens. Il sut alors quelle était cette force : c’était la certitude absolue de l’amour de ses parents pour lui (et ce souvenir lui transperça le cœur ; j’avais leur amour, je l’ai encore, il était aussi solide que je le croyais quand j’étais enfant, ma foi n’était pas mal placée ; et voilà ce que j’en ai fait), le pressentiment de ces liens indéfectibles qui les unissaient, presque comme s’il avait possédé le même don de déchiffrage que sa mère sans en avoir jamais eu conscience.