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Et pourtant, encore en dessous, il y avait autre chose. Le sentiment que quelqu’un observait tout ce qui se passait en proclamant : Ce que ces garçons te font est mal. L’amour de tes parents pour toi est juste. Tes larmes, ta honte, ce ne sont pas des défauts, tu n’y peux rien. Tes efforts pour rester courageux sont nobles. C’est bien que tu retournes auprès des tiens. Comme un juge toujours présent qui estimait la valeur morale de ses actes. Comment pouvait-il se souvenir maintenant de ce qu’il n’avait pas remarqué à l’époque ? Et cependant il savait sans le moindre doute que cet observateur se trouvait là et que lui, Akma, aimait entendre cette voix au fond de lui, parce que, lorsqu’il faisait quelque chose de bien, elle le lui disait.

Le messager poursuivait : « Le Gardien a entendu les plaintes des Protégés, et aussi les suppliques de ton père, son fidèle serviteur. » Depuis combien de temps durait ce sermon ? Très peu ; il venait à peine de commencer, en fait, Akma le sentait. C’était comme s’il savait à l’avance chaque mot que le messager allait prononcer et quelle durée aurait chaque partie du message, si bien que son esprit pouvait diviser son attention entre de courts instants nécessaires pour entendre et comprendre ce qui était dit, et de très longues plages intermédiaires durant lesquelles il pouvait étudier le mystère de cet observateur qui résidait en lui depuis si longtemps et qu’il n’avait jamais remarqué.

Il se vit assis au flanc de la butte, regardant son père enseigner aux Pabulogi. Il sentit la rage qui bouillonnait dans son cœur d’enfant et s’entendit faire serment de se venger. Mais de qui ? Il voyait maintenant ce qu’il n’avait pas perçu alors : que sa fureur n’était pas dirigée contre les Pabulogi, ni même contre son père qui les avait pris sous son aile. Non, la trahison qui lui perçait le cœur était le fait de tous et de personne – elle était le fait du Gardien de la Terre qui osait sauver son peuple sans se servir d’Akma comme instrument.

Et pendant ce temps, que disait l’observateur intérieur ? Rien. Rien du tout. Il s’était retiré. Tout n’était que silence en lui tandis que son cœur s’emplissait de rage à l’idée de n’avoir pas été choisi.

Je l’avais chassé. J’étais vide.

Pourtant, non, il n’était pas complètement vide, car il percevait maintenant comme un son infiniment faible, un signe infiniment ténu, une étoile infiniment éloignée mais encore visible. L’observateur était demeuré et disait doucement : Sois patient, le plan te dépasse aujourd’hui, j’avais besoin d’autres serviteurs, ton heure viendra…

Ainsi, l’observateur n’avait pas disparu, mais il n’avait aucune influence sur Akma, parce que sa propre fureur noyait sa voix.

Et soudain, dans son introspection, il s’aperçut que l’observateur se trouvait en lui encore aujourd’hui, parlant toujours, voix derrière la voix de son esprit, commentant infatigablement chaque pensée consciente mais s’échappant de la conscience dès qu’Akma tentait de saisir sa fuyante sagesse. En cet instant même, il ne pouvait se rappeler que le commentaire passé, incapable d’entendre celui qui se créait dans le présent.

Tu me connais, maintenant, venait de dire l’observateur. Tu m’as toujours connu, mais aujourd’hui, tu sais que tu me connais.

Oui, répondit Akma intérieurement. Tu es le Gardien de la Terre et tu fais partie de moi depuis toujours. Tu es comme une étincelle qui s’est maintenue vivante en moi en dépit du mal que je me suis donné pour l’éteindre, malgré tous mes efforts pour nier ton existence ; tu étais là.

« Leurs prières ne resteront pas lettre morte, disait le messager, que tu décides ou non de te détruire toi-même. » Et le message s’arrêta là. Le bras lumineux se tendit vers lui. L’index crépita, siffla, et une souffrance terrible saisit simultanément chaque nerf de son corps ; un feu le consumait entièrement et, en cet instant de supplice exquis, il se rappela ce que l’observateur, le Gardien de la Terre, venait… de finir… de dire…

Tu me connais, maintenant, Akma. Et maintenant je m’en vais.

Avant cette seconde, Akma n’aurait pu imaginer plus terrible torture que l’étreinte effroyable de chacun de ses nerfs par la décharge d’énergie du messager. Mais à présent, la souffrance était partie, il gisait à terre, prostré, et il comprit que la douleur de son corps n’était rien, qu’elle ne l’avait même pas touché, que c’était presque un plaisir à côté de…

À côté de la solitude absolue.

Il n’était relié à rien. Il n’avait pas de nom parce qu’il n’y avait personne pour le connaître, pas de foyer parce qu’il n’était rattaché à rien, pas de pouvoir parce qu’il n’y avait rien sur quoi l’exercer. Pourtant, il savait que naguère il avait eu tout cela et qu’on venait de l’en dépouiller ; il était perdu et ne serait plus jamais rien ni personne ; il était perdu parce que personne ne le connaissait. Où est-il, celui qui observe ? Où est-il, celui qui me connaît ? Où est-il, celui qui me nomme ? Je viens seulement de le découvrir en moi. Comment peut-il déjà m’abandonner ?

Aucune souffrance ne pouvait se comparer à cette perte. Il aurait préféré retrouver son corps supplicié auquel il était relié quelques instants plus tôt, parce qu’il valait mieux ressentir la torture sous l’œil de l’observateur que cette absence totale de douleur sans personne pour l’observer. Quand je souffrais le martyre, je faisais partie de quelque chose ; à présent, je ne fais plus partie de rien.

Mais n’est-ce pas moi qui l’ai voulu ? Être seulement moi-même, responsable devant nul autre que moi, sans personne pour me commander, pour me contrôler, pour m’attendre, libre, en un mot ? J’ignorais ce que cela signifiait jusqu’à maintenant, de n’être redevable à personne, de n’avoir aucun devoir parce qu’aucun pouvoir d’agir. Je ne me rendais pas compte que l’indépendance absolue est la plus terrible des punitions.

Toute ma vie, le Gardien est resté en moi, à me juger. Mais aujourd’hui, le verdict a été rendu. Je n’étais pas apte à faire partie du monde du Gardien.

Il le savait, et les raisons de cette connaissance commencèrent à émerger dans son esprit ; des images qu’il avait jusque-là refusé de voir lui apparurent avec un réalisme parfait. Une vieille fouisseuse prise à partie et battue par des hommes, des humains, grands et terrifiants ; et comme Akma se trouvait en elle, il partageait tous ses souvenirs et il comprit toute la signification de cet instant. Lorsque sa compréhension de la souffrance de la vieille femme fut totale, il fut soudain transporté dans l’esprit d’une des brutes, et dès lors il ne fut plus une brute, mais un homme, écœuré par ses propres actes mais encore excité par l’atmosphère de violence, qui n’osait pas exprimer le mépris qu’il s’inspirait lui-même par crainte de s’humilier devant…

Et aussitôt, Akma se trouva dans l’esprit de l’homme dont la brute recherchait l’admiration, et il vit son sentiment d’orgueil et de puissance à l’idée d’être à l’origine des sinistres événements qui terrorisaient les Protégés. Il avait soif de pouvoir et se régalait de le posséder maintenant, car désormais ils devraient penser à lui quand ils voudraient faire exécuter une mission, ils le respecteraient…

Et ces « ils » qui tournaient dans l’esprit du conspirateur acquirent une forme, plusieurs formes, celles de vieillards riches qui avaient jadis eu de l’influence dans le royaume, mais dont l’importance se confinait aujourd’hui à Darakemba, car le royaume s’était agrandi bien au-delà de leur mesquine mainmise. Quand Aronha montera sur le trône, il saura que mon influence est précieuse ; je puis accomplir des choses trop noires pour qu’il les fasse de ses propres mains. On ne me méprisera pas lorsque le nouveau roi sera en place.