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Toute autre explication était inutile pour Akma, car n’était-ce pas lui qui avait circonvenu le cœur et l’esprit des fils de Motiak, qui les avait unis contre la politique de leur propre père, le roi ? La certitude qui l’avait envahi était indiscutable : la vieille femme n’aurait pas été battue si je n’avais pas donné à certains des raisons de croire qu’ils acquerraient un avantage en persécutant les Protégés. La chaîne de causalité était longue mais cohérente et, pire que tout, Akma savait qu’il en avait toujours été conscient, que dans sa haine et sa jalousie de la puissance du Gardien il n’avait en réalité soif que de violence et de cruauté, et qu’au lieu de se salir les mains il avait distribué son pouvoir autour de lui et poussé d’autres mains à exécuter sa volonté.

C’est ainsi que le Gardien procède pour accomplir ses œuvres : il répand son influence sur le monde et donne aux gens des encouragements pour leurs impulsions altruistes. L’observateur qui était présent en moi se trouve dans toute âme qui vit ; personne n’est seul ; chacun est touché par ces douces paroles d’approbation lorsqu’il agit selon la volonté du Gardien : Très bien, mon cher enfant, mon fidèle ami, mon dévoué serviteur. Mon propre pouvoir n’était qu’une petite fraction de celui du Gardien, une ombre évanescente de son influence – mais au lieu de l’employer à rendre les autres un peu plus heureux, un peu plus libres, je m’en suis servi pour éveiller l’avarice et la jalousie de certains cœurs, lesquels ont à leur tour attisé les flammes de la violence chez d’autres. J’étais dans leur cœur lorsqu’ils frappaient la vieille fouisseuse, et ma voix, même s’ils ignoraient que c’était elle, leur disait : Brisez, déchirez, blessez, détruisez ! Elle est étrangère au monde que nous bâtissons ; chassez-l’en ! Ceux dont j’ai fait mes mains pour cette sale besogne étaient aussi responsables de leurs actes, mais cela ne m’absout en rien. Car ceux qui font le bien, le Gardien est en eux, il les pousse en avant et les félicite de leur bonté – mais ce n’est pas le Gardien qui les force à agir. Le bien qu’ils font est leur œuvre, tout en étant celle aussi du Gardien. De même, les actes barbares étaient l’œuvre de ces hommes au cœur plein de ténèbres, mais ils étaient aussi la mienne. La mienne.

À peine eut-il pris conscience du rôle qu’il avait tenu dans le passage à tabac de la vieille femme qu’un nouvel exemple de cruauté émergea dans son esprit : un enfant qui criait de faim et n’avait rien à manger parce que son père avait perdu ses moyens de subsistance dans le boycott ; Akma vit la scène par les yeux de l’enfant, puis par ceux du père, et ressentit sa honte et son désespoir à ne pouvoir venir en aide à son petit ; il fut ensuite la mère, pleine de rage impuissante et de rancœur contre la Gardienne et les Protégés responsables de leurs malheurs, et encore une fois il remonta la chaîne de la souffrance et du mal – les marchands qui achetaient naguère les produits du père et les refusaient désormais, certains par peur des représailles, d’autres à cause d’un préjugé intime contre les fouisseurs, préjugé maintenant respectable – non : devoir civique ! –, tout cela parce qu’Akma avait dit à une foule assemblée devant lui qu’il fallait obéir à la loi et ne surtout boycotter personne ; et l’assistance avait éclaté de rire car tous savaient ce qu’Akma voulait vraiment…

Il voulait faire pleurer l’enfant, briser l’amour-propre du père et voir la fidélité de la mère envers le Gardien se consumer dans sa fureur impuissante. Il le voulait parce qu’il devait punir le Gardien de ne pas l’avoir choisi lorsque, enfant, il cherchait désespérément le moyen de sauver sa petite sœur du fouet.

Encore et toujours, interminablement, les scènes se suivaient où il constatait tous les malheurs qu’il avait causés. Combien de temps cela dura-t-il ? Une minute, peut-être ; ou peut-être dix vies entières. Comment mesurer, sans lien avec la réalité, sans notion du temps ? En tout cas, il vit tout, de bout en bout ; et pourtant, chaque instant était éternel en lui-même, tant la compréhension qu’il en avait était absolue.

S’il avait pu émettre le moindre son, ç’aurait été un cri sans fin. Sa solitude était insupportable ; et, pire encore, dans cette solitude, il devait être sa propre compagnie, avec tous les actes répugnants, méprisables, qu’il avait commis.

Longtemps avant la fin du défilé de ses méfaits, Akma lui-même avait reçu le coup de grâce. Il ne se voyait plus à la tête de l’armée de soldats conquérants qui devait balayer les terres elemaki. L’idée qu’on le regarde lui était insupportable, car il savait désormais ce qu’il était réellement et se savait incapable de le cacher, que ce fût à lui-même ou à quiconque. Sa honte était trop grande. Il ne désirait plus qu’on lui rende ce qu’il avait perdu. Il n’avait plus qu’un seul souhait : disparaître. Ne m’oblige pas à faire face encore à mes semblables ! Ne m’oblige pas à m’affronter moi-même ! Même toi, Gardien, ne m’oblige pas à me présenter devant toi. Je ne supporte pas d’exister.

Mais chaque fois qu’il croyait avoir atteint le fond, la souffrance ultime, une nouvelle image jaillissait dans son esprit, une autre personne dont il avait causé le malheur, et… oui… il pouvait ressentir une honte et une douleur encore pires qu’un instant auparavant, alors qu’elles semblaient déjà infinies et intolérables.

Shedemei traversa la maison silencieuse où une foule de personnes allaient et venaient sans bruit, occupées à différentes tâches. Elle aperçut quatre jeunes gens et reconnut les fils de Motiak ; eux ne l’identifièrent pas, naturellement, puisqu’ils n’avaient vu sur la route qu’une lumière éblouissante à forme humaine. Et d’une certaine façon, elle ne les reconnut pas non plus, car les jeunes paons vantards et rieurs qu’elle avait rencontrés n’étaient plus ; disparus aussi les enfants écrasés de terreur qui tremblaient devant elle et tressaillaient à chaque mot qu’elle prononçait – qu’elle prononçait, bien entendu, dans un micro miniature de façon que le système de traduction amplifie et déforme sa voix pour la rendre aussi pénible à entendre que possible.

Elle avait devant elle quatre humains chez qui on pouvait déceler une étincelle d’humanité. Leurs traits ravagés disaient clairement toutes les larmes qu’ils avaient versées, mais en cet instant, leur douleur et leurs remords se faisaient discrets ; comme les gens s’approchaient d’eux – dont beaucoup de fouisseurs, mais ce n’était pas la majorité –, ils les accueillaient gracieusement. « Notre seul espoir pour le moment, c’est que le Gardien veuille bien épargner la vie d’Akma, afin qu’il puisse se joindre à nous pour réparer le mal que nous avons fait. Oui, je sais que vous me pardonnez ; vous êtes plus généreux que je ne le mérite, mais j’accepte votre pardon et je vous fais le serment de passer le restant de mes jours à m’efforcer de gagner ce que vous me donnez librement. Pour l’heure nous allons attendre et veiller avec la famille d’Akma. Le Gardien l’a foudroyé parce que des Protégés fidèles et obéissants comme vous ont prié pour qu’on les délivre. Le Gardien vous entend ; nous vous supplions de le prier encore, cette fois pour la vie et le pardon de notre ami. » Leurs discours n’étaient pas toujours aussi clairs, mais le sens restait le même : Nous nous emploierons à réparer les torts causés ; nous vous supplions de prier le Gardien de sauver notre ami.

Shedemei n’avait aucun désir particulier de leur parler ; grâce à Surâme, elle les savait sincères, leur vraie nature était remontée à la surface, ils avaient acquis de la sagesse, accompagnée de souvenirs douloureux mais qui les engageaient à une existence d’intégrité.