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Chebeya l’accueillit à la porte de la chambre d’Akma. La pièce était petite et peu meublée ; Akmaro et Chebeya avaient un train de vie modeste.

« Shedemei ! dit Chebeya. Quel soulagement que vous soyez venue ! Nous nous trouvions à une journée de la capitale quand nous avons appris que la Gardienne avait foudroyé notre garçon. Nous sommes arrivés quelques heures à peine avant que les fils de Motiak nous le ramènent. Nous pensions vous rencontrer en chemin.

— J’avais pris une autre route ; je devais m’occuper de quelques spécimens botaniques, entre autres. » Elle s’agenouilla près du corps inerte d’Akma. Sans le moindre doute, il avait l’air mort.

Il l’est pratiquement. On dirait une victime d’hypothermie, ou quelqu’un en animation suspendue pendant un voyage interstellaire. L’activité cellulaire est réduite. L’étonnant, c’est que l’activité bactérienne est nulle. J’ignore ce que lui a fait la Gardienne, mais ce n’est pas mortel.

Activité cérébrale ? demanda silencieusement Shedemei.

Il y a quelque chose. Mais c’est purement limbique. Aucun signal des fonctions supérieures. Je ne lis rien en dehors des émotions les plus primitives.

Eh bien, quelles sont ces émotions ?

Je les perçois comme s’il… ma foi, comme s’il hurlait.

Ne compte pas sur moi pour dire ça à ses parents !

La Gardienne lui fait quelque chose, mais je n’ai aucune idée de ce que c’est.

Aucun pronostic, donc.

Il n’est pas encore mort, et je n’ai aucun moyen de savoir s’il se remettra. J’ignore ce qui le maintient en vie, et je ne pourrais donc pas savoir quand cet effet disparaîtra, et s’il disparaît, je ne m’en rendrai pas compte.

En tout cas, je commence à soupçonner que Sherem n’est pas mort d’une simple apoplexie au cours de son débat avec Oykib.

Si, c’était une apoplexie. Mais qui tombait à pic. Pour autant que nous le sachions, la Gardienne est capable de faire passer l’arme à gauche à quelqu’un quand ça l’arrange.

Heureusement que le commun des mortels ne possède pas ce genre de pouvoirs. Avec mon mauvais caractère, les cadavres s’accumuleraient sur mon chemin toute la sainte journée !

Ne te vante pas. Te connaissant, tu ne tuerais pas plus de deux personnes par jour.

Avec un soupir, Shedemei se releva. « Il est dans un état parfaitement stationnaire. Mais impossible de dire s’il va se réveiller ni quand.

— Mais il n’est pas en train de mourir, n’est-ce pas ? demanda Chebeya.

— C’est vous la déchiffreuse. A-t-il encore des liens avec le monde ? »

Chebeya porta la main à sa bouche pour étouffer un sanglot. « Non. Il n’est relié à rien. Comme s’il n’était pas là, comme s’il n’y avait plus personne ! » Et elle éclata en larmes, agrippée à Akmaro.

« En tout cas, son corps n’est pas mort et il ne se détériore pas, dit Shedemei, consciente de son ton brutal mais incapable d’imaginer une façon plus délicate de dire ce qui devait être dit. Son sort est entre les mains de la Gardienne, maintenant. »

Chebeya hocha la tête.

« Merci, Shedemei, dit Akmaro. Nous pensions bien que ce n’était pas de votre ressort, mais il fallait nous en assurer. Vous… D’après la rumeur, vous arrivez parfois à faire des choses remarquables.

— Rien d’aussi remarquable que ce que sait faire la Gardienne. »

Elle les serra tous deux sur son cœur, puis s’en alla retrouver ses élèves. En chemin, elle discuta avec Surâme du sens de ce tragique épisode, de ce qu’elles auraient dû faire différemment, de ce qui arrivait à Akma, s’il lui arrivait quelque chose.

Je me demande, dit Shedemei intérieurement, si la Gardienne ne lui a pas instillé le même rêve qu’à moi : elle a pu lui montrer son plan pour ce monde, l’investir de tout son amour, mais il était si plein de haine que cette expérience l’a consumé vif.

Possible, mais je ne l’ai vu à aucun moment entrer dans l’état onirique où tu te trouvais.

Ne souhaites-tu pas quelquefois que nous soyons comme tout le monde, sans source de renseignements hors du commun ? Tous ces événements ne seraient pour nous que des commérages sur des célébrités.

On ne m’a pas programmée pour ce genre de regrets futiles. Je ne me suis jamais souhaitée différente de ce que je suis.

Moi non plus, répondit Shedemei, en prenant soudain conscience que son existence la satisfaisait réellement, tout comme le rôle que la Gardienne lui avait réservé dans la grande trame de la vie. À cette pensée, elle éclata de rire, ce qui lui attira les regards perplexes d’un petit groupe d’enfants. Elle leur fit une grimace ; ils détalèrent en criant de peur, mais s’arrêtèrent bientôt et reprirent leur bavardage entrecoupé de rires. Voilà tout le plan, songea Shedemei ; c’est ainsi que la Gardienne veut que nous vivions : avec l’innocence et la simplicité de ces gamins. Pourquoi est-ce si difficile ?

Enfin, la vie entière d’Akma acheva de se dérouler devant ses yeux ; rien n’avait été oublié, pas le moindre tort qu’il avait pu causer. Et l’ensemble de tous les souvenirs demeura en lui sans que la plus petite parcelle en sombre dans l’oubli miséricordieux. Il comprenait maintenant bien des choses jusque-là obscures, mais c’était insupportable. Sa responsabilité dans les souffrances des Protégés persécutés, des gens de la terre chassés de chez eux, cette responsabilité n’était rien, il le savait, comparée à cette autre faute : avoir incité tant d’hommes et de femmes à commettre des actes qui avaient presque entièrement banni le Gardien de leur cœur. Faire souffrir un homme intègre était terrible ; convaincre un homme de faire le mal était bien pire.

Lorsque le Gardien l’avait quitté, il avait désiré son retour ; mais à présent qu’il avait constaté les effets terrifiants de son orgueil, l’idée de se trouver sous le regard de quelqu’un lui faisait horreur, surtout sous celui du Gardien de la Terre. La seule délivrance possible était la mort et c’est la mort qu’il appelait de ses vœux. L’idée de retourner dans le monde qu’il avait si gravement souillé lui était odieuse ; inconcevable aussi l’idée de rester tel qu’il était, totalement seul. S’il parvenait à trouver une voie qui menait à l’effacement absolu, il s’y engagerait en courant et se précipiterait dans l’oubli.

Un de ses souvenirs concernait sa dernière et terrible confrontation avec son père, sa mère et le roi ; il avait naturellement perçu l’angoisse de ces gens de bien qui, alors même qu’ils affrontaient le possible anéantissement de tout ce qu’ils avaient cherché à créer, s’inquiétaient pourtant davantage de lui que d’eux-mêmes. Mais il y avait quelque chose dans ce souvenir… Son père avait… avait dit quelque chose…

Et soudain les mots affluèrent à son esprit, comme si son père était en train de les prononcer. « Quand tu auras touché le fond du désespoir, mon fils, quand à tes yeux le néant sera le seul choix désirable, n’oublie pas ceci : le Gardien nous aime. Il nous aime tous ; pour lui, chaque vie, chaque esprit, chaque cœur est précieux. Tous sont un trésor pour lui. Même les tiens. »

Impossible. Il avait consacré son existence à défaire l’œuvre du Gardien. Comment le Gardien pourrait-il l’aimer ?

« Son amour pour toi est l’unique constante de ce monde, Akma. Il sait que tu crois en lui depuis toujours. Il sait que tu t’es révolté contre lui parce que tu croyais savoir modeler cette terre mieux que lui. Il sait que tu as menti sans cesse à tout le monde, y compris à toi-même, surtout à toi-même – et je te répète que, même sachant cela, il te ramènera sur le chemin pour peu que tu le lui demandes. »