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Cela pouvait-il être vrai ? En cet instant, le Gardien l’accueillerait ? L’affranchirait de son terrible exil ? L’accepterait à nouveau et viendrait résider en lui pour lui murmurer infatigablement ses encouragements ?

Mais même si c’est exact, songea-t-il, en ai-je envie, moi ? Humilié à la face du monde, coupable d’innombrables crimes, retourner à une telle existence ne serait-il pas plus que je ne puis endurer ?

Aussitôt, une image jaillit, où il se vit lui-même, humilié, sali par ses ennemis, en train de revenir bravement parmi les siens.

Non, cette image est fausse. J’étais innocent, alors ; c’étaient d’autres que moi qui m’avaient sali et dénudé. Aujourd’hui, ma souillure est infiniment plus grave, ma nudité infiniment plus honteuse, et j’en suis seul responsable.

Pourtant, le courage qu’il fallait pour revenir était le même, la honte fût-elle d’une origine très différente. Je dois revenir, ne serait-ce que pour que d’autres me voient, non pas en train de me pavaner, mais couvert d’opprobre. Je le dois à tous ceux que j’ai meurtris. Je ne ferais qu’aggraver leurs blessures si je leur cachais mon abjection par lâcheté.

Oh, Gardien de la Terre ! cria-t-il du fond de sa solitude. Aie pitié de moi, je t’en supplie ! Je me suis laissé empoisonner par la rancœur, je suis entravé par des chaînes de mort que j’ai moi-même forgées et je ne sais comment m’en délivrer sans ton aide !

Et à l’instant où il lançait cette supplique, cet aveu d’impuissance et de désespoir, il sentit l’observateur rentrer en lui. Ce fut un acte parfaitement simple, facile, infime, comme si le Gardien était resté à l’extrême bord de son cœur, prêt à le toucher dès qu’il le demanderait. Et à ce contact, le monstrueux, l’omniprésent souvenir de tous ses crimes disparut soudain. Il savait les avoir commis, mais il ne trébuchait plus dessus à chaque pas. Terrible fardeau que celui qui venait de lui être ôté ! Il ne s’était jamais senti si léger, si libre ! Et maintenant, bien qu’il n’eût pas encore recouvré l’usage de son corps, sa solitude avait pris fin. Il avait un nom, on le connaissait, il participait de quelque chose de plus vaste que lui, et au lieu d’en concevoir du ressentiment et de vouloir détruire ce qu’il ne pouvait contrôler, il se découvrit débordant de joie, car désormais son existence avait un sens. Il avait un avenir, car il appartenait à un monde qui en avait un aussi, et plutôt que de s’obstiner à décider tout seul et à déterminer cet avenir à la place des autres, il savait qu’il trouverait son bonheur en intervenant seulement sur une petite parcelle du monde ; en se mariant et en rendant sa femme heureuse ; en ayant un enfant et en lui donnant autant d’amour que ses parents lui en avaient apporté ; en ayant un ami sur qui se décharger de temps en temps de son fardeau ; en se connaissant un talent ou un secret qu’il enseignerait à un élève dont la vie pourrait en être légèrement changée. Pourquoi s’était-il rêvé à la tête d’une armée, ce dont rien ne pouvait sortir, alors qu’il lui était loisible d’accomplir tous ces petits gestes miraculeux et de modifier le monde ?

Avec cette prise de conscience, Akma se sentit envahi de la claire compréhension de tous les liens d’amour rattachés à lui, ceux de toutes les personnes qui s’inquiétaient de lui, qui voulaient son bonheur, celles qu’il avait un jour aimées ou aidées d’une façon ou d’une autre. Ces liens étaient maintenant aussi présents et nets dans son esprit que l’avaient été ses crimes quelques instants plus tôt. Son père ; sa mère ; Luet ; Edhadeya ; chacun d’eux uni à lui par mille souvenirs. Mon ; Bego ; Aronha ; Ominer ; Khimin. Là où naguère le mal qu’il leur avait fait lui éventrait l’âme, leur amour pour lui et son affection pour eux l’emplissaient désormais de joie. Didul, Pabul et leurs frères, qui se tenaient autrefois, douloureux, devant lui parce qu’il leur refusait le pardon qu’ils espéraient si ardemment de lui, avaient maintenant leur place dans son cœur à cause de leur amour pour son père, pour sa mère et sa sœur, pour le royaume, pour les Protégés et le monde du Gardien ; et ils l’aimaient tout particulièrement, lui, ils voulaient son bonheur, et ils étaient prêts à tout pour le guérir. Comment avait-il pu les rejeter si longtemps ? Ce n’étaient plus les garçons qui le haïssaient ; c’étaient les fils du Gardien, c’étaient ses frères.

Et d’autres, tant d’autres ; bon nombre de ceux à qui il avait causé de la souffrance faisaient naître l’allégresse en lui simplement en le voulant joyeux. Et derrière eux, en eux, comme une lumière rayonnant de leurs yeux, de leur corps tout entier, il y avait le Gardien qui portait tous leurs traits, qui le touchait à travers toutes leurs mains. Je te connais, leur dit-il à tous. Tu étais dans mon cœur dès les premiers instants de ma vie. Ton amour m’accompagnait depuis toujours.

La saveur d’un fruit blanc et parfait inonda sa bouche et emplit son corps qui se mit à briller. À son tour, il était maintenant aussi lumineux que les autres. Autant sa détresse était exquise et amère un moment plus tôt, autant sa joie présente exquise et suave.

Puis, en une fraction de seconde, la conscience irrésistible de l’amour dont il était l’objet disparut. Elle fut remplacée par la perception presque oubliée de son propre corps, raide et douloureux – mais aussi chaleureux, avec tout le piquant, l’acuité de ses sens qui se réveillaient. De la lumière apparut derrière ses paupières closes. Quelque chose se déplaça ; une ombre passa sur lui, puis la lumière revint. Il n’était pas seul. Et il était vivant.

Chebeya poussa un petit cri, un « Oh ! » aigu de bonheur. Ceux qui somnolaient sursautèrent ; Akmaro, qui parlait avec Didul et Luet, vint aussitôt auprès d’elle.

« Ses yeux ont bougé sous ses paupières », dit-elle. Tous deux s’agenouillèrent et prirent sa main. « Akma, murmura Akmaro. Akma, reviens parmi nous, mon fils. »

Ses yeux s’ouvrirent alors. La lumière le fit ciller. Il tourna la tête, à peine, et les regarda. « Père, souffla-t-il. Mère. Pardon.

— Tu es déjà pardonné, fit Chebeya.

— Avant même que tu le demandes, renchérit Akmaro.

— J’ai tant à faire. » Puis il referma les yeux et s’endormit, cette fois d’un sommeil naturel, réparateur. Son père et sa mère, penchés sur lui, lui tenaient les mains, lui caressaient le visage et pleuraient de joie. Le Gardien s’était montré miséricordieux et leur avait rendu leur fils.

13

Pardon

Shedemei était hors d’elle. Le marchand qui l’approvisionnait en produits frais de la campagne avait encore augmenté ses prix. Bien entendu, cela restait dans ses moyens, puisque grâce à Surâme elle connaissait l’emplacement de tous les gisements de minerai du Gornaya. Il ne fallait pas grand effort pour voler jusqu’à un sommet élevé, mettre un masque à oxygène, faire fondre quelques mètres carrés de glace, pratiquer une taille dans le roc dénudé, extraire un boisseau d’or brut de la montagne, le faire raffiner loin de Darakemba et revenir avec une fortune suffisante pour faire tourner l’école un an ou deux.

L’ennui, c’est que ses buts avaient changé. L’école n’était plus une simple couverture lui permettant de rester proche du cœur des événements de Darakemba. Les événements étaient achevés – ou plutôt, interrompus – et pourtant elle était encore là, sans aucune envie de reprendre son existence en animation suspendue à bord du Basilica et de n’en sortir que de loin en loin pour s’occuper de ses plantes. Son école avait pris de l’importance et de la réalité pour elle, et elle voulait lui assurer une solide assise financière afin que quelqu’un puisse prendre la succession après son départ. Mais chaque fois qu’elle allait parvenir à équilibrer les revenus et les dépenses, un fournisseur remontait un prix ou un nouveau besoin se faisait jour et elle devait recommencer à puiser dans ses réserves d’or.