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Elle avait du mal à se rappeler la femme qu’elle était autrefois. Dans la cité de Basilica, coupée du reste du monde, elle refusait au maximum les contacts humains et gardait le plus possible ceux qu’elle avait sur un plan strictement formel. À l’époque, elle mettait cette attitude sur le compte de son amour de la science – et de fait, elle adorait son travail ; ce n’était donc pas complètement un mensonge. Mais la clé qui verrouillait sa porte au monde était la peur. Pas la peur du danger physique, non, mais la crainte du désordre, des enchevêtrements brouillons et jamais résolus. Surâme – ou plutôt, en dernière analyse, la Gardienne de la Terre – l’avait forcée à sortir de son laboratoire pour plonger dans le chaos de l’existence humaine. Mais Zdorab et elle avaient plus ou moins réussi à créer un îlot d’ordre dans lequel ils jouaient à savoir exactement ce que l’on attendait d’eux et à satisfaire ces attentes à la perfection.

Aujourd’hui, elle vivait au milieu d’une anarchie permanente, avec des enfants qui couraient dans tous les sens, des professeurs dont l’existence commençait quelque part en dehors de la sienne, si bien qu’il était impossible de les connaître intégralement, que des questions restaient pour toujours sans réponse, que des besoins restaient toujours insatisfaits… C’était cet état de choses qu’elle craignait le plus autrefois, et maintenant qu’elle y était immergée, elle ne comprenait plus pourquoi. C’était la vie. C’était le monde de la Gardienne : une indécision perpétuelle, comme un tableau sans cadre, une suite d’accords qui ne rejoignaient la tonique qu’en de brefs instants et s’en écartaient aussitôt. Shedemei avait du mal à s’imaginer vivre autrement.

Mais aujourd’hui elle était hors d’elle et prête à rembarrer quiconque croiserait son chemin ; elle savait que les élèves se passaient le mot lorsqu’elle était dans ce genre d’humeur. « Le temps est à l’orage », disaient-elles, comme si ses sautes de caractère étaient aussi inévitables que celles de la météo. Les professeurs, elles aussi prévenues, remettaient à plus tard de lui présenter leurs problèmes et leurs requêtes. Mieux valait attendre que le ciel s’éclaircisse. Et cela convenait parfaitement à Shedemei. Que les professeurs décident elles-mêmes si leurs difficultés valaient de se risquer dans l’antre de la lionne.

Aussi fut-elle étonnée – et agacée – d’entendre frapper à la porte de son petit bureau. « Entrez ! » lança-t-elle.

L’importun rencontrait quelques difficultés avec le loquet. Une des petites filles, sans doute. Mais un des professeurs aurait bien pu s’occuper de son problème au lieu de l’envoyer toute seule chez la directrice.

Shedemei se leva et ouvrit la porte. Ce n’était pas une des petites. C’était Voojum. « Mère Voojum ! s’exclama-t-elle. Entrez, asseyez-vous. Vous n’êtes pas obligée de venir jusqu’à mon bureau ; envoyez une élève me chercher et c’est moi qui me déplacerai !

— Ce ne serait pas convenable », répondit Voojum en s’installant sur un tabouret ; les chaises étaient inconfortables pour les gens de la terre, surtout pour les vieux qui manquaient de souplesse.

« Je ne veux pas discuter avec vous. Mais l’âge a ses privilèges dont vous devriez profiter de temps en temps.

— Oh, j’en profite… avec ceux qui sont plus jeunes que moi. »

La manie qu’avait Voojum de chercher à lui faire avouer qu’elle était Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée exaspérait Shedemei. Elle n’aimait pas mentir à Voojum, mais elle ne se fiait pas non plus à la vieille femme pour se rappeler qu’il s’agissait d’un secret.

« Je ne connais personne de plus âgé que vous, dit Shedemei. Allons, qu’est-ce qui vous amène chez moi ?

— J’ai fait un rêve. Un grand, beau, du genre à se réveiller dans un lit trempé. »

Shedemei ne savait pas s’il fallait s’amuser ou s’agacer de la désinvolture avec laquelle Voojum prenait son incontinence croissante. « Ce n’est pas la première fois que ça se produit, ces derniers temps, si j’ai bonne mémoire. »

Sans relever la pique, Voojum poursuivit : « J’ai pensé qu’il fallait vous prévenir : Akma arrive ici aujourd’hui. »

Shedemei poussa un soupir. Il ne manquait plus que ça ! « En avez-vous parlé à Edhadeya ?

— Pour qu’elle coure se cacher ? Non, il est temps que cette enfant affronte son avenir.

— C’est à elle de décider si Akma doit faire partie de cet avenir, vous ne croyez pas ?

— Non, je ne crois pas. Elle saute sur la moindre nouvelle de ce garçon ; elle sait qu’il a changé. Je l’ai vue se languir d’amour pour lui, mais quand je lui parle d’Akma, elle prend l’air pincé pour me répondre : “Je suis heureuse qu’il ait fini de tout bouleverser ; et maintenant, excusez-moi, mais j’ai du travail.” Elle a pratiquement vécu à demeure chez Akmaro pendant les trois jours où la Gardienne s’est occupée d’Akma, mais depuis qu’il est réveillé, elle refuse de quitter l’école. Pour moi, c’est de la lâcheté.

— Akma a changé, dit Shedemei. Il est naturel qu’elle craigne aussi un revirement de ses sentiments pour elle.

— Ce n’est pas de ça qu’elle a peur, répondit Voojum avec dédain. Elle sait qu’ils sont liés cœur à cœur. C’est de vous qu’elle a peur.

— De moi ?

— Elle craint que si elle épouse Akma, vous ne la laissiez pas reprendre l’école.

— Reprendre l’école ! Quoi, je serais mourante et personne ne m’en aurait avertie ? C’est moi qui dirige l’école !

— Elle s’accroche à l’idée ridicule qu’elle est plus jeune que vous et risque de vous survivre, dit Voojum, sarcastique. Elle ne sait pas ce que je sais !

— Ma foi, je lâcherai sans doute les rênes, un jour.

— Mais donnerez-vous votre école à une femme mariée en butte aux exigences de son époux ?

— Il me paraît prématuré de les voir mariés si vite, répondit Shedemei ; prématuré aussi d’essayer de savoir si elle aura ou non la liberté de reprendre l’école, et sacrément prématuré enfin d’envisager mon départ, qui n’aura pas lieu de sitôt, je vous le promets !

— Eh bien, dites-le-lui ! Dites-lui qu’elle a le temps de faire une demi-douzaine de petits avant que le siège de directrice ne soit vacant ! Un peu de considération pour les angoisses des autres, voyons ! »

Shedemei éclata de rire. « En tout cas, à votre ton, on ne croirait pas que vous me prenez pour une petite divinité !

— Quand les déesses se font femmes, il faut qu’elles vivent l’expérience jusqu’au bout, voilà mon avis. D’ailleurs, que pouvez-vous faire ? Me foudroyer sur place ? De toute manière, je risque de passer l’arme à gauche à tout moment. Chaque fois que je réussis à traverser la cour pour regagner ma chambre, je me dis : J’y ai encore survécu, finalement.

— Je vous ai offert de coucher juste à côté de votre salle de classe.

— Ne dites pas de bêtises. L’exercice me fait du bien. Et à la différence de certains, vivre éternellement ne m’attire pas. Je ne m’inquiète pas de savoir comment les choses vont finir.

— Moi non plus, en fait, dit Shedemei. Plus maintenant.

— Bref, voici ce que j’étais venue vous dire, si vous voulez bien m’écouter enfin : c’est la première sortie d’Akma. Il n’est pas encore très vaillant, et je trouve significatif qu’il ait choisi de venir ici. Pas seulement pour Edhadeya.