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— Comment cela ?

— Dans mon rêve, j’ai vu un beau jeune homme, un humain, avec une belle femme juste derrière lui ; d’un côté, il tenait la main d’un vieil ange et de l’autre celle d’une vieille fouisseuse complètement décrépite, assez affreuse à regarder pour que je suppose qu’il s’agissait de moi. Une voix m’a dit alors, dans l’ancienne langue de mon peuple : “Voici la réalisation d’un rêve séculaire, et la promesse de lendemains radieux.”

— Je vois, dit Shedemei. La Gardienne veut un peu de spectacle.

— Il serait sage, à mon avis, d’envoyer des enfants annoncer la nouvelle dès l’arrivée d’Akma. Il faut qu’il y ait le plus de gens possible pour voir ce qui va se passer et le raconter ensuite autour d’eux. Il nous faut du public. »

Shedemei se leva de sa chaise. « Si c’est ce que la femme sage des souterrains dit qu’il doit se passer, c’est ce qui se passera. Restez ici, près de la porte d’entrée. Je vais réunir les autres acteurs de notre petit drame. »

Akma pria ses parents de l’accompagner, mais ils refusèrent. « Tu n’as pas besoin de nous, dirent-ils. Tu ne vas qu’à l’école de Shedemei ; tu n’as pas besoin de nous pour parler à ta place. »

Et pourtant, si ; il regimbait à affronter le monde. Non qu’il ne fût pas prêt à supporter la honte publique qui l’attendait – il l’accepterait presque avec plaisir, car cela faisait partie du travail auquel il comptait consacrer sa vie : guérir Darakemba du mal qu’il lui avait fait ; mais il craignait simplement de ne pas savoir quoi dire, de s’y prendre de travers et d’aggraver son cas. Au souvenir de ce qu’il avait ressenti à voir ses crimes présentés devant lui, il redoutait plus que tout d’ajouter encore à leur nombre déjà écrasant. Il avait beau sonder son cœur et n’y découvrir que le désir de servir le Gardien, il savait que l’orgueil qui avait tant gauchi son existence s’y trouvait aussi encore, quelque part. Un jour, peut-être, il aurait la certitude de l’avoir définitivement terrassé, d’être intégralement et pour toujours le dévoué serviteur du Gardien ; mais pour l’heure, il avait peur de lui-même, peur de revenir à la vie publique, de recommencer à réunir les gens autour de lui et, au lieu d’employer ses talents pour leur bien, de chercher à nouveau leur adulation, comme les enragés du vin qui ne vivent que pour la prochaine gourde.

Toutes ces réflexions l’inquiétaient parce qu’il ne discernait pas de changement en lui-même. Mais ses parents, eux, le constataient en le regardant quitter la maison à contrecœur et s’engager dans la rue ; ils se rappelaient bien sa façon de marcher auparavant : il s’affichait, accrochait le regard de chaque passant avec insistance, exigeant d’y lire la sympathie avant de le relâcher. À présent, il marchait sans honte, mais sans intérêt excessif envers lui-même. S’il regardait les autres, ce n’était plus pour obtenir leur amour, mais pour les comprendre un peu, pour se demander qui ils étaient. Comme le Gardien, il se faisait presque invisible dans la rue, mais rien ne lui échappait. Akmaro et Chebeya attendirent qu’il disparaisse au bout de la rue, s’étreignirent sur le pas de la porte et rentrèrent.

Trop vite, Akma parvint au carrefour dont la Maison de Rasaro occupait tout un angle. Il ne s’y était jamais rendu, mais n’eut aucun mal à la trouver : l’école était célèbre. Il avait la curieuse impression que sa venue était espérée, qu’on l’observait par les fenêtres à mesure qu’il approchait. Mais comment pouvait-on savoir qu’il arrivait ? Il n’avait pris sa décision que le matin même et n’en avait averti que ses parents. Ce n’était certainement pas eux qui avaient fait circuler la nouvelle.

À la porte, il fut accueilli par une femme à l’expression austère qui devait avoir deux fois son âge. « Bienvenue, Akma. Je suis Shedemei. Je vous connais pour vous avoir examiné pendant que vous faisiez semblant d’être mort, chez votre mère.

— Je sais. Je viens vous remercier. Entre autres.

— Il n’y a pas lieu de me remercier. Je n’ai fait que dire à vos proches ce qu’ils savaient déjà : que vous n’étiez pas mort et que votre réveil ne dépendait que de la Gardienne. J’espère que vous raconterez par écrit ce que vous avez vécu pendant ces trois jours de… de je ne sais quoi.

— Je n’y avais pas pensé. Mais je ne pourrais pas. Il faudrait que j’énumère tous mes crimes, et ils sont innombrables. » À sa propre surprise, il était parvenu à prononcer ces paroles d’une voix calme, sans la moindre trace de supplication ni de désinvolture.

« Bien, vous m’avez remercié, reprit Shedemei. Qu’est-ce qui vous amenait encore chez nous ?

— Je ne sais pas vraiment. J’espérais voir Edhadeya, mais ce n’est pas la seule raison. Je me suis réveillé ce matin avec la certitude qu’il était temps de sortir et qu’il fallait que je vienne ici. Après seulement, je me suis souvenu qu’Edhadeya y serait aussi. Donc, je ne sais pas. C’est peut-être le Gardien qui m’a suggéré ce qu’on attendait de moi ; ou peut-être pas. Maintenant que ma crise est passée, je n’entends pas plus clairement sa voix que le premier venu.

— Ça, je n’y crois pas, fit Shedemei.

— Pourtant, c’est vrai. Tout ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui je m’efforce de l’entendre, alors qu’avant j’essayais de m’en cacher.

— Ça fait toute la différence. Par ailleurs, je pense que vous avez raison : la Gardienne voulait que vous veniez chez nous aujourd’hui. Nous avons été averties de votre arrivée et nous avons fait nos préparatifs. Nous avons imaginé une petite mise en scène, une image que la Gardienne, pensons-nous, désire montrer à tout le monde. »

Akma sentit l’angoisse monter en lui presque au point d’en avoir la nausée. « Je ne veux rien faire de… de public. Pas tout de suite.

— Parce que vous savez le mal que vous avez fait devant des foules, et le mal que vous vous êtes fait à vous-même. »

Akma en fut abasourdi : elle avait trouvé l’explication instantanément, alors que lui-même n’y avait pensé que le matin même.

« Ce que vous n’avez pas encore compris, poursuivit-elle, c’est que, le mal que vous avez fait étant public, vous devrez également le réparer en public. Vous allez devoir prononcer pas mal de discours, en vous servant de vos talents de polémiste, sauf que désormais vous serez du côté de la vérité. C’est plus difficile par certains aspects, c’est vrai : il y a plus de règles. Mais ça l’est moins par d’autres, parce qu’on peut parler davantage avec son cœur et moins avec sa tête. On n’est pas obligé de calculer la vérité comme on calcule un mensonge.

— Oui, vous devez avoir raison.

— C’est mon travail, d’avoir raison, dit-elle. C’est ce qui fait de moi une directrice d’école aussi exceptionnelle. » Puis, à la grande surprise d’Akma, elle lui fit un clin d’œil. « Je plaisante, Akma. C’est difficile à croire, mais j’ai le sens de l’humour. J’espère que vous n’avez pas perdu le vôtre.

— Non, répondit-il. Mais j’étais… je suis… facilement distrait, en ce moment. »

Quelqu’un arrivait par le couloir. Akma reconnut la personne aussitôt, bien qu’elle fût dans l’ombre. « Bego », souffla-t-il. Puis, tout haut : « Bego ! C’est toi ? Je ne savais pas que tu étais ici ! »

Bego accéléra le pas, puis, oubliant toute dignité, ouvrit les ailes et quitta le sol en se précipitant vers son ancien élève. « Akma ! dit-il. Tu ne peux pas savoir comme j’avais envie de te revoir ! Veux-tu bien me pardonner ?

— Te pardonner quoi ?

— De t’avoir utilisé, trompé, d’avoir essayé de manipuler ta pensée sans te le dire – des crimes majeurs, tous, Akma. Je sais, pour l’instant, tu es occupé à te traiter de tous les noms, si bien que mes fautes te paraissent bien falotes, mais il faut que tu saches…