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— Je sais, le coupa Akma. Tout ce que je retiens du temps passé ensemble, c’est le cadeau magnifique que tu m’as fait en me prodiguant ta sagesse et ton érudition, et la grande force que j’ai puisée dans la confiance que tu avais en moi. » Il prit les mains de son professeur, et les plis des ailes de Bego retombèrent sur ses doigts. « J’ai eu très peur pour toi, peur de la punition que Motiak risquait de t’infliger. »

Bego éclata de rire. « Moi-même, j’ai bien cru que ç’allait être la fin du monde ! Sais-tu comment il m’a puni ? Il m’a défendu de lire ! J’étais interdit de bibliothèque ! Trois espions devaient rester constamment près de moi, en se relayant pour dormir, afin de s’assurer que je ne griffonne même pas mon nom dans la terre avec un bout de bois. Impossible de lire ni d’écrire ! J’ai cru devenir fou. Les livres, c’était ma vie, tu comprends ; les seules personnes que j’estimais étaient celles, comme toi, qui avaient la même passion que moi pour la lecture, et elles sont rares ! Alors, être coupé de mon monde – c’était de la folie ; je vivais comme un dément, je dormais à peine, je n’aspirais qu’à mourir. Et puis, un jour, j’ai compris. Que sont les livres, finalement ? Les mots d’hommes et de femmes qui avaient quelque chose à dire ; seulement, lorsque tu lis leur livre, c’est ta propre voix que tu entends dans ta tête. Toi, tu as l’avantage de la permanence, tu peux lire et relire les mêmes mots autant de fois que tu le désires ; mais c’est un mensonge, en réalité, parce que tu as l’impression que la pensée et la chose écrite de l’auteur sont définitives, figées pour l’éternité, alors qu’en fait, au moment même où il écrivait, l’auteur changeait, devenait quelqu’un d’autre, quelqu’un d’infiniment passionnant parce que réinventé à l’infini. Lire un livre, c’est vivre chez les morts, danser avec des pierres. Pourquoi devais-je m’attrister d’avoir perdu la compagnie des morts, alors que les vivants étaient là, eux, avec leurs livres qui restaient à écrire, ou plutôt qui s’écrivaient à chaque instant de leur vie ?

— Et tu es venu ici.

— Oh oui ! Je suis venu et j’ai supplié Shedemei de m’accepter, même si je n’avais le droit de rien lire. Elle m’a permis d’assister à un seul cours : celui de Voojum, parce que c’est une vieille dame à la vue si basse qu’elle ne peut plus se servir de livres ; elle se contente de parler, les élèves l’écoutent et discutent avec elle. Mais c’était une fouisseuse ! Tu imagines ce que j’ai souffert ? Quelle humiliation ! J’en ris maintenant : cette femme est une perle ! Elle n’a jamais rien écrit, et, si j’avais continué à vivre au milieu de mes bouquins, je n’aurais jamais entendu sa voix ; mais je te l’affirme, Akma : il n’y a pas de philosophe moraliste dans toute la bibliothèque du roi qui soit aussi subtil et aussi… humain qu’elle ! »

Akma se mit à rire et prit le petit homme dans ses bras. Durant toutes les années passées ensemble comme maître et élève, ils ne s’étaient jamais étreints de cette façon ; il y avait toujours des livres entre eux. Mais aujourd’hui, il semblait normal à Akma de sentir les ailes de l’ange lui frôler les jambes tandis que ses longs bras lui faisaient presque deux fois le tour de la taille. « Bego, tu ne peux pas savoir combien je suis heureux que nous ayons trouvé tous les deux notre propre chemin vers la guérison. »

Bego hocha la tête et s’écarta. « La guérison de ce qui peut être guéri ; la réparation de ce qui peut être réparé. Je ne pouvais pas redresser les torts que je t’avais faits ; tout ce que je pouvais espérer, c’est que le Gardien et toi trouveriez une solution entre vous. Quant à ma propre vie… j’accède trop tard à ce que j’ai appris. Je n’ai jamais eu d’épouse, jamais pris part à la grande transmission, de la fleur à la graine et jusqu’au nouvel arbre. Je ne suis plus qu’une vieille souche qui ne connaît plus de floraison. Mais ce n’est pas pour autant que je suis triste ni que je pleure sur mon sort, ne t’y trompe pas, mon garçon ! Je suis plus heureux que je ne l’ai jamais été.

— Le roi va sûrement te délier de ta punition, maintenant.

— Je ne lui ai pas posé la question. C’est inutile, de toute façon ; je sais tout ce que la bibliothèque avait à m’apprendre. Je suis très occupé, en ce moment : je découvre que tous ces enfants, autour de nous, ne forment pas qu’une masse compacte d’embêtements, mais que cette masse, au contraire, est constituée de sources uniques et individuelles d’embêtements qui m’intéressent de plus en plus. La plupart des livres que j’ai lus avaient été écrits par des hommes et, à leur lecture, on croirait qu’une femme intelligente, ça n’existe pas ; aussi, c’est un nouveau monde qui s’ouvre à moi quand j’écoute le bavardage de ces femmes en réduction. »

Ils éclatèrent de rire à l’unisson. Alors, en riant, Akma leva les yeux et s’aperçut qu’ils n’étaient plus seuls. Edhadeya se tenait là, dans le couloir, à cinq pas d’eux, l’air hésitante et gênée. Dès qu’elle vit qu’il l’avait remarquée, elle baissa le regard sur la vieille fouisseuse dont elle tenait la main. Puis elle s’avança, lentement, en entraînant la vieille femme claudicante. « Akma, dit-elle, je te présente Voojum. Autrefois, elle a été mon… esclave. C’est aussi le plus grand professeur d’une école de grands professeurs. »

La vieille femme leva ses yeux chassieux vers Akma ; à son regard vague, il comprit qu’elle était pratiquement aveugle. Flétrie et courbée, elle restait une fouisseuse, avec ses hanches massives et son museau allongé. Malgré lui, Akma vit pendant un fugitif instant l’image d’un fouisseur gigantesque dressé au-dessus de lui, qui lui appliquait le fouet parce qu’il avait osé prendre une seconde de repos sous le soleil brûlant. Il sentit la morsure de la mèche sur son dos ; puis, comble de l’horreur, il vit le même fouet s’abattre sur sa mère sans qu’il pût rien faire pour l’empêcher. Une fureur noire l’envahit brutalement.

Et se dissipa aussitôt. Car la vieille femme n’avait rien à voir avec le garde qui l’avait battu en prenant un plaisir évident à sa cruauté et à son autorité. Comment avait-il pu haïr tous les fouisseurs à cause des méfaits de quelques-uns ? Et il comprit alors qu’il n’avait pas valu mieux qu’eux : lorsque sur le chemin de sa vie il avait acquis un peu de pouvoir et d’influence, il ne les avait pas employés différemment, sinon qu’il avait perpétré ses crimes sur une bien plus grande échelle et qu’il avait mieux réussi à se boucher les yeux sur ses propres actes. J’ai été fouisseur mille fois ; j’ai vu leur souffrance en sachant que j’en étais l’auteur. Je pardonne aux gardes qui nous ont maltraités ; j’accorde même du prix à leur pitoyable existence : le mal qu’ils nous ont infligé ne nous a coûté que de la douleur, tandis qu’il leur a coûté l’amour du Gardien – c’était terriblement cher payé, même s’ils ne comprenaient pas d’où provenaient le vide et la souffrance qui régnaient dans leur cœur.

Akma s’agenouilla devant la vieille femme afin de placer son visage au niveau de sa tête inclinée. Elle se pencha vers lui, presque à le toucher du museau. Était-elle en train de le renifler ? Non, elle cherchait seulement à distinguer ses traits. « C’est bien lui que j’ai vu en rêve, dit-elle ; la Gardienne pense que tu vaux qu’on se décarcasse pour toi.

— Voojum, répondit Akma, je vous ai fait du mal, à vous et à votre peuple. J’ai répandu des mensonges monstrueux sur votre compte ; j’ai attisé la haine et la peur contre vous, et votre peuple a connu la faim et la souffrance à cause de moi.

— Oh, ce n’était pas toi ! Le garçon qui a fait ça est mort. J’ai l’impression que tu as passé des années à chercher le moyen de le tuer ; tu y es arrivé enfin, et aujourd’hui tu es un homme nouveau. Tu es grand, pour un nouveau-né, et plus disert que la plupart ; mais le nouvel Akma ne me hait pas. »