« Comment sais-tu qu’il s’agit d’un vrai rêve ? » demanda Père.
Cela, Mon n’avait jamais réussi à l’expliquer à personne, ni à lui-même, d’ailleurs. Il n’allait pas essayer aujourd’hui. « C’est un vrai rêve », affirma-t-il.
Nouveaux chuchotements, et, tandis que l’expression de certains passait de l’impatience à l’amusement, d’autres, jusque-là divertis par la scène, prenaient soudain un air grave.
« Au moins, ils écoutent », marmonna bGo.
Père reprit la parole d’un ton vaguement chagrin : « Eh bien, expose-nous ce songe et pourquoi il relève du conseil de la guerre.
— C’est toujours le même depuis plusieurs nuits », dit Mon. Il devait prendre soin de ne pas révéler l’identité du rêveur. Tout le monde croirait qu’il s’agissait de lui, mais personne ne pourrait l’accuser de mensonge. « Il y avait un petit garçon et une petite fille de l’âge d’Ominer et de Khimin. Ils travaillaient aux champs comme esclaves, à demi morts de faim, et les surveillants qui les fouettaient appartenaient au peuple de la terre. »
Tous sans exception lui prêtaient attention, maintenant. Des humains esclaves des fouisseurs… Ils en avaient la rage au cœur, même si cela devait sûrement arriver de temps en temps, ils s’en doutaient.
« Une fois, le petit garçon s’est fait battre par d’autres garçons, des grands, des humains qui commandaient aux fouisseurs. Il s’est montré courageux, jamais il n’a demandé grâce pendant qu’on… l’humiliait. Il n’a pas manqué à l’honneur. »
Les militaires hochèrent la tête. Cela, ils le comprenaient.
« La nuit, le petit garçon, sa sœur, son père et sa mère se couchaient en silence. Je crois… je crois qu’ils n’avaient pas le droit de parler. Mais ils demandaient de l’aide. Ils demandaient qu’on vienne les délivrer. » Mon se tut un instant et, durant ce silence, la voix de Monush s’éleva. « Je ne doute pas de la véracité de ce rêve, car, on le sait bien, beaucoup d’humains et d’anges sont tenus en esclavage par les Elemaki. Mais que faire ? Toutes nos forces passent déjà à préserver la liberté de notre peuple.
— Mais, Monush, répondit Mon, ces gens sont de notre peuple ! »
Les murmures se chargèrent de passion et de colère.
« Laissez-moi entendre mon fils », dit Père. Le silence retomba.
Mon rougit. Père l’avait reconnu comme son fils, certes, et tant mieux ; mais il n’avait pas employé l’expression formelle – « Laissez-moi entendre mon conseiller » – par laquelle il acceptait absolument les dires de Mon. Il n’avait pas encore réussi l’examen. Merci beaucoup, Edhadeya. Je risque de traîner ce boulet toute ma vie, si ça tourne mal. Pour toujours, je serai le second fils qui a sorti des âneries en plein conseil de la guerre !
« Il n’y a pas de gens du ciel parmi eux, reprit-il. Qui a jamais entendu parler d’un tel royaume ? Pour moi, ce sont les Zenifi, et ils nous appellent à l’aide. » L’ange Husu, chef espion du roi sous les ordres de qui des centaines de gens du ciel forts et courageux surveillaient constamment les frontières du royaume, leva l’aile droite et Mon inclina la tête pour lui accorder l’oreille du roi. Il avait déjà assisté à cette pratique au conseil, mais, n’ayant jamais pris la parole jusque-là, il participait pour la première fois aux délicatesses d’une discussion formelle.
« Même si ce rêve est vrai et que les Zenifi nous appellent par son biais, dit Husu, de quel droit attendent-ils notre aide ? Ils ont rejeté la décision du premier roi Motiak et refusé de vivre dans une nation où le peuple du ciel dépassait en nombre celui du milieu dans un rapport de cinq pour un. Ils ont quitté Darakemba de leur propre chef pour retourner dans le pays de Nafai. Nous les avions crus morts ; si nous apprenons aujourd’hui qu’ils sont vivants, nous nous en réjouissons, mais c’est tout. Si nous apprenons qu’ils ont été réduits en esclavage, nous nous en attristons, mais, encore une fois, c’est tout. »
Ce discours terminé, Mon demanda d’un regard au roi la permission de reprendre la parole.
« Comment sais-tu qu’il s’agit des Zenifi ? » demanda son père.
Mon ne put là encore que répéter ce qu’il savait vrai. Seulement, on en arrivait précisément au point dont il n’était pas sûr : c’étaient les Zenifi, mais en même temps, ce n’étaient pas les Zenifi. Il y avait quelque chose… quelque chose d’autre. C’étaient des Zenifi, mais autrefois… C’était cela ? Ou bien ne constituaient-ils qu’une branche des Zenifi ?
« Ce sont des Zenifi », affirma Mon et, en le disant, il sut que c’était vrai, ou en tout cas proche de la vérité. Ce ne sont peut-être pas les Zenifi, le peuple dans son entier ; mais ce sont des Zenifi, même s’ils portent ailleurs un autre nom.
Mais la réponse laissait le roi insatisfait. « Un rêve ? fit-il. Le premier roi des Nafari recevait de vrais rêves.
— Ainsi que son épouse, glissa Bego.
— La grande reine Luet, acquiesça Motiak. Bego est sage de nous rappeler l’histoire. Tous deux étaient d’authentiques rêveurs. Et il y en avait d’autres parmi les humains. Ainsi que chez le peuple du ciel et celui de la terre, en ce temps-là. Mais c’était l’époque des Héros. »
Mon aurait voulu insister : Je vous jure que c’est un vrai rêve ! Mais il avait vu, lors de conseils précédents, comment son père résistait à ceux qui cherchaient à faire valoir leur point de vue en répétant les mêmes arguments. S’ils en avaient de nouveaux à présenter, parfait, ils n’avaient qu’à parler et Père les écoutait. Mais s’ils se contentaient de rabâcher les mêmes, eh bien l’attention de Père se détournait d’eux à la mesure de leur insistance. Aussi Mon tint-il sa langue et, sans se décontenancer, il resta les yeux plantés dans ceux de son père.
Il entendit bGo murmurer à son autresoi : « Je sais sur quoi porteront les commérages, toute la semaine à venir !
— Ce petit a du courage, répondit Bego sur le même ton.
— Toi aussi », dit bGo.
Dans le silence, Aronha se leva de table, mais au lieu de demander l’oreille du roi à Mon, il passa derrière les chaises pour aller se placer en retrait de son père. Parler en confidence au roi devant les autres conseillers sans qu’ils s’en offusquent était un privilège réservé au seul héritier de la couronne – car ce n’était point présomption de sa part d’afficher une intimité particulière avec le monarque.
Celui-ci écouta Aronha, puis hocha la tête. « Cela peut être entendu de tous », dit-il.
Aronha regagna son siège. « Je connais mon frère, déclara-t-il : il ne ment pas.
— Naturellement ! se récria Monush, imité par Husu.
— J’irai plus loin : Mon ne prétend jamais savoir ce qu’il ne sait pas. Quand il n’est pas sûr de son fait, il le dit. Et quand il en est sûr, il a toujours raison. »
À ces mots, un frisson parcourut Mon. Aronha ne faisait pas que le défendre : les affirmations qu’il assenait au conseil étaient si excessives que Mon eut peur pour lui. Comment pouvait-il faire pareilles déclarations ?
« Bego et moi l’avons remarqué, poursuivit Aronha. Pourquoi, autrement, croyez-vous que Bego aurait risqué sa place à la table du roi pour présenter la communication de Mon ? Je ne pense pas que Mon lui-même en ait conscience. La plupart du temps, il manque d’assurance. Il est facile à convaincre ; il ne discute jamais. Mais quand il sait vraiment quelque chose, il ne cède pas un pouce de terrain, jamais, et l’on peut ergoter à l’infini, ça ne sert à rien. Et lorsqu’il s’entête ainsi, Bego et moi le savons bien, il ne se trompe pas. Jamais. J’engagerais mon honneur et la vie de nos meilleurs hommes sur la véracité de son discours d’aujourd’hui. Même si ce rêve n’est pas de lui, comme je le suppose, s’il prétend qu’il est vrai et que ces gens sont les Zenifi, je suis sûr que c’est la vérité, autant que si j’avais vu le vieux Zenifi de mes propres yeux.