— Pourquoi crois-tu que le rêve n’est pas de lui ? demanda son père, soudain circonspect.
— Parce qu’il n’a pas dit le contraire. Si c’était le cas, il l’aurait annoncé. Il n’en a rien fait, donc il n’est pas de lui.
— De qui vient-il ? demanda le roi d’un ton autoritaire.
— De la fille de Toeledwa », répondit Mon aussitôt.
Ce fut instantanément l’effervescence autour de la table : Mon avait osé prononcer le nom de la reine morte durant une occasion officielle ; mais surtout, il avait présenté l’avis d’une femme à la table du roi.
« Si nous avions su, nous n’aurions jamais écouté cette voix ici ! » s’exclama un vieux capitaine.
Motiak leva les deux mains et le silence retomba. « Vous avez raison, nous ne l’aurions pas écoutée. Mais mon fils pensait qu’il fallait entendre le message de cette voix et il nous l’a apporté ; Ha-Aron, pour sa part, a déclaré sa confiance en Mon. En conséquence, la seule question en suspens devant ce conseil est celle-ci : qu’allons-nous faire, maintenant que nous avons reçu les appels à l’aide des Zenifi ? »
La discussion s’éloigna aussitôt vers des domaines où l’opinion de Mon ne comptait plus et il s’assit pour écouter. Il n’osait regarder personne, de peur de perdre son masque grave et d’afficher un tel sourire de soulagement et de plaisir que chacun saurait qu’il n’était encore qu’un enfant, le second fils seulement.
Husu refusait d’envoyer des gens du ciel secourir les Zenifi au péril de leur vie ; en vain, Monush essayait de le convaincre : la première génération, celle qui avait rejetée toute association humaine avec les anges, devait avoir disparu à l’heure qu’il était. Tandis que la discussion se poursuivait, entrecoupée par les avis des autres conseillers, Mon risqua un coup d’œil à son frère. À sa consternation, Aronha le regardait avec un grand sourire. Mon baissa la tête pour dissimuler son propre sourire, mais il était plus heureux en cet instant que jamais auparavant dans toute son existence.
Il se tourna discrètement vers Bego, mais ce fut bGo qui lui murmura : « Et si cent hommes devaient mourir à cause du rêve d’Edhadeya ? »
Ces mots transpercèrent le cœur de Mon. Il n’y avait pas pensé. Pourtant, envoyer une armée si loin en territoire elemaki, à travers d’interminables canyons encaissés où des embuscades étaient partout possibles… c’était dangereux, imprudent ; cependant, le conseil de la guerre discutait, non pas pour savoir si l’incursion devait avoir lieu, mais pour décider qui y participerait.
« Ne gâche pas le triomphe du petit, murmura Bego. Personne n’oblige les soldats à y aller. Il a dit la vérité et avec courage. Honneur à lui. »
Mon eut la présence d’esprit de lever son propre verre de vin coupé d’eau. « C’est ta voix qui a ouvert la porte, Ro-Bego. »
Bego but une gorgée de vin en fronçant les sourcils. « Ne viens pas me flagorner avec tes titres du milieu, petit. »
Avec un sourire rayonnant – mimique rare chez lui –, bGo lui glissa : « Mon autresoi est chamboulé de joie ; il faut l’excuser, ça le rend toujours revêche. »
Pendant ce temps, le roi proposait un compromis : « Que les espions d’Husu veillent sur les soldats humains de Monush jusqu’à ce qu’ils parviennent à passer les avant-postes des Elemaki. D’après nos renseignements, la confusion règne parmi les royaumes du pays de Nafai en ce moment, il est donc peut-être beaucoup moins risqué d’y pénétrer qu’en temps normal. Puis, une fois que Monush aura franchi les frontières gardées, que les espions restent sur place, de l’autre côté, et attendent son retour.
— Pendant combien de temps ? demanda Husu.
— Quatre-vingts jours, répondit Monush.
— C’est la saison humide dans le haut pays. Allons-nous devoir mourir de froid ou de faim ? Que prévoyez-vous ?
— Programmez des équipes de cinq hommes qui seront de garde à tour de rôle, dix jours chacune », dit le roi.
Monush leva la main gauche en signe d’accord. Husu en fit autant, non sans marmonner : « Mais comment donc ! Tout ce mal pour ramener des pouilleux de fanatiques ! »
Mon s’étonna qu’on laissât Husu s’exprimer si hardiment.
« Je comprends la colère du peuple du ciel envers les Zenifi, dit Motiak. C’est pourquoi je ne prends pas offense du sarcasme qui accompagne votre assentiment. »
Husu courba la tête. « Mon roi est plus clément que ne le mérite son serviteur.
— C’est exact, murmura bGo. Un jour, Husu tirera un peu trop sur la ficelle et c’est nous tous qui en ferons les frais. »
« Nous tous » ? Il doit vouloir dire l’ensemble du peuple du ciel, songea Mon. Il en fut troublé : on pourrait tenir les gens du ciel pour responsables de l’audace d’Husu ? « Ce ne serait pas juste », dit-il. bGo eut un petit rire. « Écoute-le, Bego. Il affirme que ce ne serait pas juste – comme si ça pouvait empêcher que ça se produise.
— Dans le cœur secret de chaque humain, souffla Bego, les gens du ciel ne sont rien de plus que des bêtes présomptueuses.
— Ce n’est pas vrai ! Tu te trompes ! »
Bego le regarda, stupéfait.
« Je suis un humain, non ? poursuivit Mon d’un ton ardent. Eh bien, dans mon cœur, les anges sont le plus beau et le plus merveilleux des peuples ! »
Mon n’avait pas crié, mais sa véhémence avait fait taire les autres voix. Dans le brusque silence, il prit conscience que tout le monde l’avait entendu. Il vit l’air étonné de son père et devint cramoisi.
« Certains, dans ce conseil, dit le monarque, ont semble-t-il oublié que seuls peuvent parler ceux qui ont l’oreille du roi. »
Mon se leva, rouge de confusion. « Pardonnez-moi, Sire. »
Motiak sourit. « C’est Aronha qui l’a dit, je crois : quand tu t’entêtes, tu as toujours raison. » Puis, s’adressant à son fils aîné : « Maintiens-tu cette déclaration ? »
Un peu hésitant, Aronha soutint pourtant le regard de son père : « Oui, Sire.
— Alors, je pense que le conseil est de cet avis : les anges sont en effet le plus beau et le plus merveilleux des peuples. » Et le roi leva son verre à Husu.
Husu se mit debout, s’inclina, et leva son verre en retour. Tous deux burent. Puis Motiak se tourna vers Monush, qui éclata de rire, se dressa et but après avoir levé son verre lui aussi.
« Les paroles de mon second fils ont apporté la paix à cette table, dit le roi. C’est toujours le signe de la sagesse, à mes oreilles, du moins. Allons, nous en avons fini. Le conseil est clos, il ne nous reste qu’à nous restaurer – et à méditer sur la façon dont des rêves de jeunes filles, rapportés par de jeunes garçons, peuvent mettre en marche les jambes et les ailes des guerriers. »
Edhadeya attendait que son père vienne dans sa petite chambre bavarder avec elle, comme il le faisait tous les soirs. D’habitude, elle s’en réjouissait, pressée de lui annoncer comment elle se débrouillait à l’école, de lui réciter un mot nouveau ou une nouvelle phrase dans l’ancienne langue, de lui raconter quelque aventure, potin ou succès de la journée. Mais ce soir, elle avait peur, sans savoir ce qu’elle redoutait le plus : que Mon lui ait parlé de son rêve, ou qu’il n’en ait rien fait. S’il s’était tu, elle devrait s’en charger elle-même, au risque de voir son père lui tapoter affectueusement l’épaule en lui disant que son rêve était étrange et merveilleux, puis l’oublier aussitôt sans s’apercevoir qu’il s’agissait d’un vrai songe.