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Cependant, quand il apparut à la porte, Edhadeya comprit que Mon lui avait parlé. Son regard était inquisiteur et pénétrant. Il resta un moment silencieux, les bras écartés, appuyés au chambranle. Enfin, il hocha la tête. « Ainsi, l’esprit de Luet est éveillé chez ma fille. »

Elle baissa les yeux, ne sachant si ces paroles traduisaient de la colère ou de la fierté.

« Comme l’esprit de Nafai chez mon second fils. »

Ah ! Donc, il n’était pas en colère.

« Épargne-toi la peine de m’expliquer pourquoi tu ne pouvais pas m’exposer ton rêve toi-même, poursuivit le roi. Je le sais et j’en ai honte. Jamais Luet n’a dû user de subterfuge pour obtenir l’oreille de son époux, ni Chveya demander à son frère ou à son mari de parler pour elle lorsqu’elle avait une vérité à faire connaître. »

D’un seul mouvement, il s’agenouilla devant elle et lui prit la main. « J’observais le conseil, ce soir, tandis que nous terminions notre repas, l’esprit obnubilé par le danger et la guerre, par les Zenifi réduits en esclavage qu’il fallait secourir, et il ne me venait d’autre pensée que celle-ci : pourquoi avons-nous oublié ce que nos ancêtres savaient ? Que le Gardien de la Terre parle indifféremment aux femmes et aux hommes ?

— Et si ce n’était pas vrai ? souffla-t-elle.

— Comment, en douterais-tu, à présent ?

— C’est moi qui ai fait le rêve et c’était un rêve authentique ; mais c’est Mon qui a reconnu les Zenifi. Jusque-là, je ne l’avais pas compris.

— Continue à t’adresser à Mon lorsque tu reçois de vrais rêves. Je sais ceci : quand il a parlé, j’ai senti un feu m’embraser le cœur et j’ai songé – ces mots me sont venus à l’esprit aussi clairs que si on les avait prononcés à mon oreille –, j’ai songé : C’est un homme puissant qui se dresse là sous l’aspect d’un petit garçon. Et quand j’ai appris que le rêve venait de toi, la voix a de nouveau résonné dans ma tête : Celui qui écoute Edhadeya sera le fidèle serviteur du Gardien de la Terre.

— Était-ce… était-ce la voix de la Gardienne ?

— Qui sait ? Peut-être était-ce ma fierté paternelle ? Ou une illusion que j’aurais voulu réelle ? Ou le Gardien ? Ou encore mon deuxième verre de vin ? » Il se mit à rire. Puis : « Ta mère me manque. Elle saurait mieux que moi s’occuper de toi.

— Je fais de mon mieux avec elle », dit Dudagu en s’encadrant dans l’entrée.

Edhadeya eut un hoquet de surprise. Dudagu avait le don de se déplacer si discrètement qu’on ne savait jamais derrière quelle porte elle tendait l’oreille.

Le roi se releva. « Je ne vous ai jamais confié l’éducation de ma fille, répondit-il d’un ton affable. Je me demande donc en quoi vous pourriez faire de votre mieux avec elle. » Et, en souriant de toutes ses dents à la reine, il sortit à grands pas.

Dudagu lança un regard noir à Edhadeya. « Ne t’imagine pas que cette histoire de rêve va te mener bien loin, ma petite. » Elle eut un rictus de joie mauvaise. « Ce que tu lui racontes ici, je peux toujours le réfuter sur l’oreiller. »

Edhadeya fit son plus beau sourire à sa belle-mère. Puis elle ouvrit la bouche et s’enfonça un doigt dans la gorge comme pour se faire vomir. L’instant d’après, elle souriait à nouveau.

Dudagu haussa les épaules. « Encore quatre ans avant que je puisse me débarrasser de toi en te mariant. Crois-moi, j’ai déjà mis mes suivantes à la recherche d’un époux convenable. Un époux qui réside très loin d’ici. »

Elle s’éclipsa sans bruit. Edhadeya se rejeta en arrière sur son lit en murmurant : « J’adorerais faire un vrai rêve où Dudagu Dermo aurait un accident de bateau. Si tu arranges ça, chère Gardienne de la Terre, n’oublie pas qu’elle ne sait pas nager, mais que, comme elle est très grande, l’eau doit être profonde. »

Le lendemain, on ne parlait que de l’expédition de sauvetage des Zenifi, et le surlendemain, les notables et les autorités de la cité assistaient au départ des soldats accompagnés des espions qui effectuaient leurs périlleuses manœuvres dans le ciel. Devant ce spectacle, Edhadeya songeait : Voici donc où peut mener un rêve ! Puis : Il faudrait que j’en fasse davantage.

Aussitôt, elle se sentit honteuse. Si un jour je mens à propos d’un de mes songes, que je le prétends vrai alors que c’est faux, puisse la Gardienne me priver à jamais de tout rêve !

Seize soldats humains sortirent de Darakemba sous l’ombre de la dizaine d’espions qui les accompagnaient. En nombre trop réduit pour faire une armée, et même une force d’incursion digne de ce nom, leur départ ne causa qu’une agitation passagère dans la cité. Mon y assista néanmoins depuis le toit de la résidence royale, aux côtés d’Aronha et d’Edhadeya.

« On aurait dû me laisser y aller, dit Aronha d’un ton furieux.

— Serais-tu généreux au point de vouloir que le royaume me revienne ? demanda Mon.

— Personne ne se fera tuer », répliqua Aronha.

Mon ne prit pas la peine de répondre. Aronha savait pertinemment que Père avait raison : cette expédition frisait le déraisonnable, ainsi lancée à la recherche d’un rêve. Père n’y avait engagé que des volontaires et c’est bien à contrecœur qu’il avait autorisé le grand soldat Monush à prendre leur tête. En tout cas, il n’était pas question qu’il y joigne aussi son héritier. « Ces hommes passeraient leur temps à s’occuper de ta sécurité plutôt que de leur mission, avait expliqué Père. Mais ne t’inquiète pas : tu verras bien assez tôt le spectacle sanglant de ta première bataille, j’en suis sûr. Si je t’envoyais cette fois-ci, ta mère se relèverait du tombeau pour me dire mon fait ! » À ces mots, un frisson de peur avait parcouru Mon, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que tout le monde les prenait à la plaisanterie.

Tout le monde sauf Aronha, naturellement, hors de lui parce qu’on l’avait laissé de côté. « Ma sœur a reçu le rêve, mon frère vous l’a rapporté – et moi ? que me reste-t-il, à moi ? Dites-le-moi, Père !

— Voyons, Aronha, mais je t’ai donné un rôle aussi important que le mien : celui de demeurer ici et de regarder partir nos hommes. »

Et c’est ce qu’ils faisaient présentement : ils regardaient partir les hommes. Normalement, Aronha aurait dû se trouver sur les marches de la résidence, mais il aurait été humiliant, avait-il clamé, de se tenir à côté du roi après avoir été déclaré trop inutile pour participer à l’expédition. Sans discuter, Motiak l’avait laissé monter sur le toit. Sa colère ne l’avait pas abandonné ; pourtant, il l’avait avoué à Mon : à la place de son père, il aurait pris la même décision. « Mais ce n’est pas parce qu’il a raison que je dois m’en réjouir ! »

Edhadeya éclata de rire. « Par le Crotale, Aronha, c’est même à ce moment-là qu’il nous énerve le plus !

— Ne jure pas par le Rampant, la reprit Aronha d’un ton tranchant.

— Père dit que ce n’est qu’un serpent dangereux et pas un vrai dieu, alors pourquoi pas ? répliqua Edhadeya d’un air de défi.

— Tu ne serais pas devenu superstitieux, quand même, Aronha ? demanda Mon.

— Père dit qu’il faut respecter les croyances des autres, et vous savez que la moitié des serviteurs fouisseurs tiennent encore le Rampant pour sacré, leur rappela leur frère aîné.

— Exact, fit Edhadeya, triomphante, et ils jurent toujours par lui !

— Oui, mais sans prononcer son nom, précisa Aronha.

— Allons, Aronha, ce n’est qu’un serpent. » Et elle se mit à balancer la tête d’avant en arrière comme un épi de maïs au bout de sa tige. Aronha ne put s’empêcher d’éclater de rire. Puis, redevenant sérieux, il reporta son regard sur les seize soldats qui traversaient les champs en file indienne, le long du fleuve, en direction de la frontière méridionale.