— Parfait : c’est exactement ce que je voulais démontrer. » Shedemei se mit à rire. « Si je ne te connaissais pas, dame Surâme, je croirais que tu défends ton amour-propre.
— Je n’ai pas d’amour-propre.
— Je suis heureuse de te l’entendre dire. Je me suis débarrassée du mien il y a longtemps.
— Qu’est-ce donc que tu voulais démontrer ?
— Nafai t’a forcée à le remarquer, à le prendre en compte, à l’écouter.
— Nafai et Issib.
— Ils l’ont fait en te résistant, et de telle manière que tu as dû modifier tes plans pour tenir compte de leur… comment as-tu dit ?… de leur ambition.
— Issib était têtu. C’était Nafai, l’ambitieux.
— Ah ! J’imagine bien que, dans tes fichiers, il y a toute une liste d’adjectifs accolés à chacun de nos noms.
— Ne sois pas sarcastique, Shedemei. Ça ne convient pas à une femme qui s’est dépouillée de son orgueil.
— Veux-tu, oui ou non, écouter mon plan ?
— Ah, c’est donc un plan, pas une démonstration ?
— Tu as toujours le pouvoir d’influencer les hommes ?
— Dans une zone réduite de la planète, en effet.
— Je ne te parle pas de l’autre bout du monde, ne t’inquiète pas. Il s’agit seulement du Gornaya.
— Dans le Gornaya, oui, je peux exercer une certaine influence.
— Et tu disposes de la technique dont tu te servais sur Harmonie pour nous empêcher d’accéder aux technologies dangereuses…
— En rendant les gens temporairement stupides ? Oui.
— Et tu peux toujours émettre des rêves.
— Pas de façon aussi puissante que la Gardienne.
— Mais des rêves quand même. Des rêves clairs.
— Oui, et beaucoup plus clairs que ceux de la Gardienne.
— Alors écoute : un groupe de soldats nafari est en train de remonter la vallée du Tsidorek. Quand ils arriveront près du lac Sidonod, la région est tellement remplie d’Elemaki qu’ils devront choisir un trajet discret mais dangereux, très haut à flanc de montagne. Cependant, le massif est très érodé par là ; en certains endroits, la crête est si affaissée que les vallées sont reliées entre elles par un col étroit. S’ils parviennent à se faufiler dans ce col, ils enfileront un canyon qui les mènera tout droit à Chelem, là où Akmaro et les siens subissent l’esclavage des Elemaki.
— De Pabulog et de ses fils, tu veux dire.
— Donc, à l’approche du col, la Gardienne essaiera naturellement de les y aiguiller.
— Ça paraît logique.
— En effet, mais si tu les rends stupides et qu’ils passent à côté ?
— La Gardienne leur fera faire demi-tour, voilà tout. D’ailleurs, pourquoi voudrais-je les empêcher de secourir Akmaro ?
— La Gardienne tentera de leur faire faire demi-tour, nuance. Entre-temps, tu les auras dirigés le long de la montagne jusqu’au canyon où la Zidomeg prend naissance.
— À Zidom, fit Surâme, comprenant enfin. Là où le gros des Zenifi est maintenu prisonnier, plus ou moins en esclavage, par les Elemaki.
— Je ne te le fais pas dire. Monush croira avoir rempli sa mission, puisqu’il aura trouvé un groupe de Zenifi esclaves des fouisseurs. Il imaginera un moyen de les récupérer.
— Il ne peut pas faire passer toute cette population le long du flanc de la montagne !
— Non, reconnut Shedemei. Il faudra lui envoyer des rêves pour l’inciter à remonter la vallée de l’Ureg, puis à franchir le col qui mène à celle du Padurek.
— Ce qui le fait passer tout près du groupe d’Akmaro.
— Là encore, la Gardienne s’efforcera de pousser Monush à rechercher Akmaro et les siens.
— Et je m’interpose de nouveau. Mais ce n’est pas mon rôle, Shedemei. Mon but n’est pas de gêner la Gardienne de la Terre.
— Non, c’est d’obtenir son aide pour pouvoir retourner sur Harmonie. Eh bien, si tu la déranges suffisamment, ma chère, peut-être t’y renverra-t-elle pour t’empêcher de l’importuner davantage.
— Je ne crois pas en être capable. » Surâme se tut un instant. « Mon programme risque de m’interdire de me rebeller consciemment contre les objectifs de la Gardienne, tels que je les conçois.
— Eh bien, vérifie. Mais garde ceci à l’esprit : tant que la Gardienne ne te parle pas, qu’est-ce qui te dit que le coup que je te propose n’est pas précisément ce qu’elle attend de toi ? Rien que pour prouver ta valeur ?
— Shedemei, tu divagues à nouveau dans le romanesque. Je suis une machine, pas une marionnette qui aspire à la vie. Je n’ai pas d’épreuve à passer. Je fais ce pour quoi je suis programmée.
— Ah oui ? Tu es programmée pour prendre des initiatives. Tu en as maintenant l’occasion. Si ça ne plaît pas à la Gardienne, qu’elle te dise d’arrêter. Mais, au moins, vous communiquerez.
— Je vais y réfléchir.
— Parfait.
— Ça y est. J’ai réfléchi. C’est d’accord.
— Déjà ? » Shedemei avait beau savoir que Surâme était un ordinateur, elle s’étonnait toujours de tout ce que la vieille machine pouvait accomplir dans le temps qu’il fallait à un humain pour prononcer un seul mot.
— J’ai lancé une vérification générale et rien dans ma programmation ne s’oppose à ton idée. Je peux l’appliquer. Nous déclencherons donc l’opération quand Monush sera au bon endroit, et nous verrons alors combien de couleuvres la Gardienne est capable d’avaler avant de condescendre à entrer en contact avec moi. »
Shedemei éclata de rire. « Pourquoi ne veux-tu pas le reconnaître, vieille comédienne que tu es ?
— Quoi donc ?
— Que tu es vraiment en rogne contre la Gardienne !
— C’est faux. Je m’inquiète de ce qui risque de se produire sur Harmonie.
— Du calme : ton autresoi est sur place, comme diraient les anges.
— Je ne suis pas un ange.
— Moi non plus, mon amie.
— Je sens du regret dans ta voix.
— Mon travail, c’est le jardin. La terre sous mes pieds me manque.
— Le moment est venu de faire un nouveau tour à la surface ?
— Non, dit Shedemei. C’est inutile : rien de ce que j’ai planté la dernière fois ne donnerait encore de mesures intéressantes. Ce serait perdre mon temps et prendre des risques disproportionnés.
— Tu as le droit de t’amuser. Même celle qui porte le manteau du pilote stellaire a le droit de faire certaines choses par pur plaisir.
— En effet, et je n’y manquerai pas. Le moment venu.
— Tu as une volonté d’acier.
— Et un cœur de verre. Froid et fragile. Je vais dormir un peu. Tu pourrais en profiter pour concocter un rêve.
— Les tiens ne te suffisent pas ?
— Je ne parlais pas de moi, mais de Monush.
— Je plaisantais.
— Ah. Eh bien, la prochaine fois, fais-moi un clin d’œil pour m’avertir. » Elle quitta le terminal et alla se coucher.
Monush et ses hommes passèrent une nouvelle nuit sur une corniche étroite au-dessus de la vallée. Loin en contrebas, les torches du village fouisseur brûlaient tard ; la plupart des quinze compagnons du soldat les virent dégoutter, puis clignoter avant de s’éteindre. Malgré la fatigue, ils avaient du mal à s’endormir, car s’ils roulaient par-dessus bord dans leur sommeil, c’était un plongeon de plus de vingt perches qui les attendait avant qu’un ressaut de rocher n’interrompe leur chute – en même temps, sans doute, que le fil de leur existence. Les hommes avaient enfoncé des pieux dans des anfractuosités de la corniche, ou, en l’absence de crevasses, les avaient entassés pour s’y arrêter s’ils commençaient à rouler vers le bord. Mais au final, le sommeil restait précaire et il ne s’écoulait probablement pas une minute où plus de la moitié des hommes dormaient en même temps.