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La tête ainsi pleine de rêves de vengeance, Akma se rendormit.

Monush fut tiré du sommeil par deux hommes qui le saisirent par les bras et le traînèrent, tout ligoté, hors de l’entrepôt humide. Il entendit que l’on traitait ses hommes de même, mais ne put rien voir à cause de la lumière du jour qui l’éblouissait. Ses yeux commençaient à peine à s’y habituer lorsqu’on l’amena devant la cour du roi.

Car c’était manifestement le roi, cet homme qui était apparu le jour de leur capture. Mais il n’avait rien de royal alors, et, encore maintenant, Monush le trouvait un peu jeune et manquant d’assurance. Il était assis bien droit sur le trône et il commandait avec aplomb, mais… Monush n’arrivait pas à mettre le doigt sur ce qui clochait. Si, peut-être : on aurait dit qu’il regrettait d’occuper cette position.

Pourquoi cette curieuse répugnance ? Aurait-il préféré ne pas avoir à juger ces étrangers ? Ou ne pas être roi ?

« Comprends-tu mon langage ? demanda le roi.

— Oui », répondit Monush. L’accent était un peu bizarre, mais pas particulièrement remarquable. Personne à Darakemba ne l’aurait pris pour un Elemaki.

« Je suis Ak-Ilihi, fils de Nuab qui fut jadis Nuak, le roi des Zenifi. Mon grand-père, Zenifab, a conduit notre peuple hors de la terre de Darakemba pour reprendre possession du pays de Nafai, qui était l’héritage naturel des Nafari, et il a été fait roi par la voix du peuple. C’est par ce même droit que je règne aujourd’hui. À présent, dis-moi quelle audace vous a poussés à vous approcher des murailles de la cité de Zidom, pendant que je me trouvais en dehors en compagnie de mes gardes. C’est votre intrépidité qui m’a décidé à ne pas laisser mes hommes vous mettre à mort sans entendre d’abord de vos lèvres pourquoi vous avez osé violer tous les traités et défier notre loi à l’intérieur des frontières du petit royaume que les Elemaki nous ont laissé. »

Le roi se tut. Puis : « Tu es autorisé à parler. »

Monush fit un pas et s’inclina devant Ilihiak. « Ô roi, je te suis reconnaissant, devant le Gardien de la Terre, de m’avoir laissé la vie sauve et de me permettre de parler ; je m’exprimerai librement car je comprends maintenant que, si tu avais su qui je suis ainsi que ceux qui m’accompagnent, tu n’aurais pas permis de nous voir entravés et emprisonnés. Mon nom, ô roi, est Mon, et c’est par le bon plaisir du roi Motiak de Darakemba que mes hommes m’appellent Monush.

— Motiak ! s’exclama le roi.

— Non pas Motiab, qui régnait lorsque ton grand-père a quitté Darakemba, mais son petit-fils. C’est lui qui nous a lancés à la recherche des Zenifi, car un rêve envoyé par le Gardien disait que les Zenifi étaient esclaves des Elemaki et aspiraient à la liberté. »

Ilihiak se leva. « Alors, je me réjouis et, quand je l’annoncerai au peuple, il se réjouira également. » Ses paroles étaient formelles, mais, Monush s’en rendit compte, sincères aussi. « Détachez-les », ordonna-t-il aux gardes.

Une fois débarrassé de ses liens aux poignets et aux chevilles, Monush éprouva pendant quelques instants des difficultés à rester debout ; mais les hommes qui l’avaient traîné jusqu’au trône le soutinrent d’une main ferme.

« Je te le dis en toute franchise, Monush – car tu mérites d’être ainsi appelé par tous les souverains, puisque Motiak t’a donné ce nom –, si nos frères de Darakemba peuvent nous libérer des lourdes taxes et du joug cruel des Elemaki, c’est avec joie que nous nous ferons vos esclaves, car mieux vaut être esclaves des Nafari que de voir les Elemaki nous dépouiller de tout ce que nous produisons.

— Ilihiak, répondit Monush, je ne suis pas Ak-Moti le grand, mais je puis t’assurer qu’il n’est pas homme à nous envoyer vous chercher dans le seul but de vous réduire en esclavage à Darakemba. Vous permettra-t-il de demeurer un peuple à part à l’intérieur des frontières de Darakemba, et te confirmera-t-il sur ton trône en tant que monarque vassal ? je n’ai pas le pouvoir de le dire. Mais je sais ceci : Motiak est un homme juste et bon, choisi par le Gardien, et il ne fera pas esclaves ceux qui souhaitent devenir de loyaux citoyens.

— S’il nous autorise à nous installer dans ses frontières et sous sa protection, nous y verrons le signe de son immense générosité et n’en demanderons pas davantage. »

Monush entendit ces paroles, mais il connaissait assez les manières des rois pour savoir qu’Ilihiak marchanderait âprement pour obtenir toute l’indépendance et tout le pouvoir possible de la part de Motiak. Cependant, c’était affaire de souverains, pas de soldats. « Ilihiak, nous sommes ici peu nombreux, mais d’autres nous attendent plus loin. Me permettras-tu de…

— Allez, sans perdre un instant. Vous êtes libres. Si vous souhaitez nous punir de vous avoir emprisonnés, partez, nous ne ferons rien pour vous arrêter. Mais si vous avez pitié de nous, revenez avec vos autres compagnons et débattons ensemble des moyens de nous délivrer des Elemaki. »

Chebeya travaillait en silence et s’efforçait de ne pas regarder deux des fils de Pabulog qui s’amusaient à faire tomber Luet. Elle avait envie de hurler, mais elle savait en même temps que protester ne ferait qu’aggraver la situation pour tout le monde. Pourtant, quelle femme pouvait supporter de voir son enfant maltraitée par des brutes sans réagir et de continuer à trimer comme si de rien n’était ?

Luet se mit à pleurer.

Chebeya se redressa. Aussitôt, deux fouisseurs se dirigèrent vers elle, un fouet épais à la main. Ils surveillaient chacun de ses gestes, évidemment, parce que c’était la mère de Luet. Elle se figea sur place, ne dit rien, resta simplement toute droite.

« Au travail ! » aboya le fouisseur.

Un instant, Chebeya lui lança un regard de défi, puis elle se courba et reprit le binage du maïs.

Où était la Gardienne de la Terre ? Depuis le rêve d’Akma leur apprenant que les sauveteurs ne venaient pas, elle passait ses journées à se poser la question. Si la Gardienne s’intéresse assez à nous pour envoyer un songe à Akma, pourquoi n’intervient-elle pas ? Akmaro dit qu’elle nous met à l’épreuve ; mais quelle est l’épreuve et comment la réussir ? Veut-elle que nous nous transformions en une nation de pleutres ? Ou bien veut-elle que nous nous révoltions contre les enfants de Pabulog, ces monstres, et nous fassions tuer ? Chacun doit imaginer une issue, avait dit Akmaro. Nous devons trouver un moyen de sortir de cette situation par nous-mêmes : voilà l’épreuve à laquelle nous soumet la Gardienne. Une fois que nous y serons parvenus, elle nous aidera.

Mais si elle était si maligne, pourquoi ne faisait-elle pas elle-même quelques suggestions ?

Mieux que personne, Chebeya savait les ravages que provoquait en eux l’esclavage. Peu de gens étaient au courant de son don, et seulement des femmes, à l’exception de son époux, naturellement ; mais alors qu’autrefois elle avertissait Akmaro des petites lézardes qui apparaissaient dans la communauté avant qu’elles débouchent sur des querelles ouvertes, elle ne pouvait plus aujourd’hui qu’assister, impuissante, à l’affaiblissement, au quasi-anéantissement des liens entre amis, de parent à enfant, de frère à sœur. Ils font de nous des animaux en nous privant de nos affections humaines. Nous ne songeons plus qu’à survivre, à éviter le fouet. Chaque fois que nous baissons les yeux, que nous laissons nos enfants se faire brutaliser, nous les aimons un peu moins, parce que c’est seulement en les aimant moins que nous pouvons supporter de les voir souffrir.

Sauf Akmaro. Lui, il aimait ses enfants davantage ; la nuit, il disait tout bas à Chebeya sa fierté de les voir si forts, si courageux, si riches de vertu. Cela tenait peut-être à sa résistance apparemment illimitée aux tourments émotionnels. Il souffrait pour ses enfants – personne mieux que Chebeya ne savait à quel point –, mais il faisait d’autant plus corps avec eux. Son amour pour eux ne lui fait pas peur, au contraire de bien des parents. Suis-je comme lui ? ou comme eux ?