Ce qui inquiétait le plus Chebeya dans sa famille, c’était la distance croissante qu’Akma semblait mettre entre son père et lui. Le petit en voulait-il à Akmaro de ne pas l’avoir sauvé des persécutions des fils de Pabulog ? Impossible ; si Luet pouvait comprendre, Akma aussi. Alors, qu’était-ce donc qui le poussait à fuir une relation naguère si étroite entre son père et lui ?
En silence, Chebeya se moqua d’elle-même. Pourquoi me ronger les sangs pour une tension entre mon fils et son père ? Dans une semaine, dans un mois ou dans un an, nous serons tous morts – assassinés, ou bien morts de faim ou de maladie ! Quelle importance ce jour-là qu’Akma n’ait pas ressenti la même loyauté envers son père qu’autrefois ?
Ce qui me manque, c’est de pouvoir en parler à Hushidh ou Chveya, à l’une des anciennes déchiffreuses. Elles devaient comprendre mieux que moi ce que je vois. Akma déteste-t-il son père ? Est-ce de la colère ? de la peur ? Les loyautés se déplacent, se modifient sous mes yeux et parfois la raison en est évidente, mais d’autres fois tout reste obscur. Hushidh et Chveya ne connaissaient pas l’incertitude, elles ; elles savaient toujours ce qu’il fallait faire, elles étaient toujours inspirées.
Mais pas moi ; tout ce que je sais, c’est que mon époux est en train de perdre l’amour de notre fils. Et que suis-je aux yeux de Luet, moi, sa propre mère, quand j’attends sans rien dire que ces brutes aient fini de la martyriser ?
Une résolution soudaine et irrésistible envahit Chebeya. Ils finiront par nous tuer, quoi qu’il arrive. Mieux vaut mourir en laissant à Luet la certitude que sa mère l’aime.
Elle se redressa.
Les fouisseurs s’étaient détournés d’elle, mais ils remarquèrent vite qu’elle avait arrêté de travailler. Ils convergèrent vers elle.
Chebeya poussa sa voix pour se faire entendre des fils de Pabulog.
« Pourquoi avez-vous si peur de moi ? »
Le procédé marcha : un des garçons répondit. Le troisième fils, celui qui s’appelait Didul. « Je n’ai pas peur de toi !
— Alors, pourquoi ne viens-tu pas me brutaliser, moi, au lieu d’une petite fille moitié moins grande que toi ? » Chebeya mit tout son mépris dans sa voix, et vit avec plaisir Didul devenir cramoisi.
Autour d’elle, d’autres adultes murmuraient : « Chut ! Assez ! Tais-toi ! Nous allons tous nous faire battre ! »
Chebeya ne les écoutait pas. Elle ne prêta aucune attention non plus aux gardes, presque sur elle à présent, le fouet levé. « Didul, si tu n’es pas un lâche, prends un fouet et frappe-moi toi-même ! »
L’arme d’un fouisseur s’abattit sur son dos. Avec une grimace de douleur, elle vacilla sous la puissance du coup.
« Tu es bien comme ton père ! cria-t-elle. Trop peureux pour agir en personne ! »
Un nouveau coup tomba. Mais alors Didul hurla : « Stop ! »
Chaque fouisseur la cingla encore une fois avant d’obéir. À genoux, Chebeya sentit le sang ruisseler sur son dos. Mais Didul s’approchait et elle mit à profit les précieux instants qui restaient avant qu’il arrive. Se redressant lentement, elle le regarda dans les yeux et dit : « Ainsi, le petit Didul garde un peu de fierté. Comment est-ce possible ? Les enfants d’Akmaro ont du courage – tu as beau les tourmenter, les as-tu jamais entendus demander grâce ? Crois-tu que si l’on battait ton père comme ces petits enfants, il se montrerait aussi brave ?
— Ne parle pas de mon père, blasphématrice ! » cria Didul.
Mais Chebeya vit ce que l’adolescent ne pouvait pas voir : qu’elle avait semé le trouble en lui. Ses paroles avaient légèrement affaibli le lien entre ses frères et lui.
« Tu vois ce que ton père vous enseigne ? À martyriser de petits enfants ! Mais toi, tu as de l’amour-propre. Tu as honte de faire ce que ton père t’ordonne. »
Didul arracha son fouet à l’un des fouisseurs. « Je vais te le montrer, mon amour-propre, moi, blasphématrice !
— Parce que c’est lui qui te permet de lever un fouet contre une femme désarmée ? »
Ah, les mots avaient porté, elle le vit.
« Non, poursuivit-elle, un digne fils de Pabulog ne peut frapper que les gens impuissants à se défendre. As-tu déjà vu ton père se dresser au combat comme un homme ?
— Il le ferait s’il avait de vrais hommes à combattre ! » cria Didul.
Chebeya chercha la réplique la plus efficace. « Je crois qu’au fond de toi, Didul, tu sais très bien ce que ton père nous inflige. Pourquoi vous a-t-il envoyés nous tourmenter, à ton avis ? Pourquoi vous a-t-il ordonné de maltraiter les enfants ? Parce qu’il savait que vous en auriez honte ! Parce qu’une fois que vous auriez fait pleurer des enfants, vous vous sauriez aussi abjects et lâches que lui, et ainsi jamais il ne risquerait d’entendre ses propres fils se moquer de lui, car il pourrait toujours leur répondre : “Oui, mais qui est-ce qui a frappé des petites filles ?” »
Furieux, Didul laissa s’exprimer sa violence. Le coup atteignit Chebeya en travers des épaules, la mèche du fouet s’enroula autour d’elle et lui cingla la joue. Les yeux éclaboussés de sang, elle n’y vit plus rien l’espace d’un instant.
« Ne traite pas mon père de lâche ! hurla Didul.
— En ce moment même, fit-elle, tu le hais parce qu’il fait de toi un lâche qui répond aux paroles d’une femme par le fouet. Si ce que je t’ai dit n’était pas vrai, Didul, tu ne serais pas dans une telle rage.
— Rien de ce que tu as dit n’est vrai !
— Tout est vrai ; la preuve, c’est qu’à l’instant où tu t’en iras, les gardes vont me battre à mort, rien que pour t’éviter à jamais de m’entendre. » Chebeya parlait avec conviction ; elle craignait fort de n’exprimer que la simple réalité.
« S’ils te battent, ce sera pour te punir de tes mensonges !
— Et toi, si tu ne me croyais pas, Didul, tu ne ferais que rire de mes paroles. »
Elle le tenait. Elle voyait le nouveau filament qui le reliait à elle. Elle était en train de se l’approprier, de distendre sa loyauté envers son père.
« Je ne te crois pas !
— Tu me crois, Didul, parce que chaque fois que tu maltraites un de ces enfants, tu as honte. Je le lis dans tes yeux. Tu ris comme tes frères, mais au fond tu te fais horreur. Tu crains de ressembler à ton père.
— Mais je veux ressembler à mon père !
— Ah oui ? Alors, que fais-tu ici ? Ton père, lui, ne se souille pas les mains à battre lui-même des enfants ; il envoie des brutes faire le travail à sa place. Non, tu ne peux pas être comme ton père parce que l’humain survit en toi. Mais ne t’inquiète pas : encore quelques années à martyriser des bébés et il ne restera plus trace d’humanité dans ton cœur. »
Pendant son discours, Udad, un des frères aînés de Didul, s’était approché. « Pourquoi écoutes-tu cette sorcière ? demanda-t-il. Fais-la tuer !
— Voilà la voix de ton père, enchaîna Chebeya : tue celui qui ose te dire la vérité. Mais n’agis pas en personne. Fais accomplir la besogne par un autre. »
Udad s’adressa aux fouisseurs. « Pourquoi restez-vous à l’écouter les bras ballants ? Elle s’est emparée par magie de l’esprit de mon crétin de frère…»
Avec un cri de rage, Didul se retourna, le bras levé comme pour cingler Udad de son fouet. Celui-ci se recroquevilla en se protégeant le visage et implora d’une voix suraiguë : « Ne me frappe pas ! Ne me frappe pas !