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— Mais le résultat, tu peux le comprendre : une dizaine de chaînes de montagnes, chacune avec des sommets dépassant les dix mille mètres. Et elles sont apparues en l’espace de dix millions d’années.

— C’est rapide ?

— Aujourd’hui encore, la plaque des Cocos se déplace vers le nord trois fois plus vite qu’aucune autre sur Terre. Conclusion : il y a, sous la croûte terrestre, un courant de roche en fusion qui file à grande vitesse vers le nord – le même qui a fait coulisser l’Amérique du Nord le long de la vallée du Mississippi, qui a réduit l’Amérique centrale en menus morceaux, les a écrasés les uns contre les autres et…» Surâme s’interrompit.

« Qu’y a-t-il ?

— Je me livre à de petites recherches.

— Ah ! Désolée de t’avoir dérangée.

— Ç’a dû commencer avant le départ des hommes de la Terre, dit Surâme.

— Oui ?

— Les séismes, les volcans le long de la dorsale des Galapagos… qu’est-ce donc qui a enseveli la Terre sous la glace pendant une période ? Dans ma mémoire, tout était lié aux agissements des humains, aux guerres, aux armes nucléaires et biologiques. Mais comment tout cela a-t-il rendu la planète inhabitable, précisément ?

— J’adore observer un esprit brillant à l’œuvre, fit Shedemei.

— Il va falloir que j’étudie toutes mes archives concernant cette période, pour vérifier si l’on peut ou non éliminer la possibilité que la destruction des zones habitables découle du mouvement de la plaque des Cocos et non directement des guerres.

— Tu prétends que le déplacement aberrant de cette plaque pourrait être dû aux guerres ? C’est absurde ! »

Surâme ne releva pas la raillerie. « Pourquoi tous les humains sans exception ont-ils fui la Terre ? Les fouisseurs et les anges se sont bien débrouillés pour survivre, eux. Je n’y avais jamais pensé, pilote stellaire, mais ne trouves-tu pas cela un peu suspect ? Un groupe d’humains aurait sûrement pu subsister, en zone équatoriale, par exemple.

— Je t’en prie ! Tes algorithmes de raisonnement incluent la créativité et la curiosité, je le sais bien, s’exclama Shedemei, mais est-ce que tu envisages sérieusement l’idée que les erreurs criminelles des humains pourraient être à l’origine des déplacements de la plaque des Cocos ?

— Je dis que les actions humaines ont pu inciter la Gardienne de la Terre à faire bouger la plaque en question.

— Et comment s’y serait-elle pris, s’il te plaît ?

— Je ne puis concevoir d’entité dotée d’une puissance suffisante pour mouvoir les courants de magma sous la croûte de la planète, avoua Surâme. Mais je ne conçois non plus aucune force naturelle capable de déclencher toutes les singularités à l’origine du Gornaya. Ce monde est plein d’étrangetés et d’anomalies, Shedemei, telle l’interdépendance symbiotique dans laquelle vivaient anges et fouisseurs. Tu as dit toi-même qu’elle était artificielle.

— Et mon hypothèse est que ces modifications ont été introduites exprès par les humains avant leur départ.

— Mais pour quoi faire, Shedemei ? À quoi cela servait-il ? Et puis, pourquoi prendre cette peine, sachant qu’ils allaient quitter la planète sans espoir de retour ?

— Nous avons tendance, je crois, à mettre trop d’événements sur le compte de la Gardienne, de ses complots et de ses plans. Elle émet des rêves et influence le comportement humain, point final ; nous n’avons la preuve de rien d’autre.

— Nous n’avons pas de preuve, ou bien nous avons la plus évidente qu’on puisse imaginer. Je dois faire des recherches. Il y a des hiatus dans mes connaissances. On m’a dissimulé la vérité, mais je sais que la Gardienne trempe dans tout cela.

— Cherche tout ton soûl. Je suis impatiente d’en voir le résultat.

— Tu sais, il est possible qu’on m’ait programmée pour ne pas découvrir la vérité. Et que je sois programmée pour ne pas découvrir le programme qui me cache la vérité.

— C’est un cercle vicieux.

— J’aurai peut-être besoin de ton aide.

— En attendant, moi, j’ai besoin de dormir, répliqua Shedemei en bâillant. Je ne crois pas qu’un ordinateur, même la Gardienne de la Terre, puisse avoir de l’influence sur des choses comme les courants magmatiques. Mais je veux bien t’aider, si je le peux. Peut-être qu’au fil de cette hypothèse grotesque nous tomberons sur un élément utile.

— Au moins, tu gardes l’esprit ouvert, dit Surâme.

— Je prends ça pour un compliment », répondit Shedemei.

Cette nuit-là, dans leur hutte, Akmaro et Akma lavaient et pansaient les blessures de Chebeya.

« Tu aurais pu te faire tuer, Mère, dit Akma à voix basse.

— C’est l’acte le plus courageux qu’il m’ait été donné de voir », déclara Akmaro.

Chebeya pleurait en silence, soulagée de n’avoir pas été massacrée dans le champ, effrayée rétrospectivement de sa propre audace, reconnaissante à son époux de louer son geste.

« Comprends-tu, Akma, ce qu’a fait ta mère ? demanda Akmaro.

— Elle a tenu tête, et on ne l’a pas tuée.

— Cela va plus loin, Akma. C’est un don que ta mère possède depuis toujours. C’est une déchiffreuse.

— Hushidh », murmura Luet. Les histoires de Hushidh la déchiffreuse étaient célèbres chez les femmes et les fillettes – sans parler de celles de Chveya, la fille de Nafai et de Luet, l’Ancienne dont le nom de Chebeya dérivait.

« Elle voit les relations entre les gens, expliqua Akmaro à son fils.

— Je sais ce qu’est une déchiffreuse, répondit Akma.

— C’est un don du Gardien. Il a dû voir, il y a bien des années, la situation où nous nous trouvons aujourd’hui ; il a donc accordé un grand talent à Chebeya pour que, le jour venu, elle puisse démêler la conspiration du mal qui pèse sur nous. Depuis toujours, nous avions parmi nous le pouvoir de faire ce que ta mère a ébauché aujourd’hui. Le Gardien attendait seulement que nous en prenions conscience, que ta mère trouve le bon moment pour agir.

— Moi, j’ai eu l’impression qu’elle agissait seule, remarqua Akma.

— Est-ce que tu as vu ? Alors, c’est que ta vision est encore immature et brouillée. Car ta mère s’est dressée avec la puissance du Gardien en elle, et avec l’amour de son mari et de ses enfants dans le cœur. Si Luet, toi et moi ne nous étions pas trouvés dans le champ avec elle, crois-tu qu’elle aurait agi ainsi ?

— Nous, nous étions là. Mais où était le Gardien ?

— Un jour, tu apprendras à voir la main du Gardien dans bien des circonstances. »

Quand les enfants furent endormis, Chebeya posa la tête sur la poitrine de son époux, se serra contre lui et pleura.

« Oh, Kmadaro, Kmadaro, j’ai eu si peur d’aggraver notre situation !

— Expose-moi ton plan, dit-il. Si je le connais, je pourrai t’aider.

— Je ne le connais pas. Je n’en ai pas.

— Alors, voici celui qui m’est venu en te regardant et en t’écoutant. J’ai cru d’abord que tu cherchais à pousser ces garçons à se rebeller contre leur père ; mais j’ai compris ensuite que tu réalisais quelque chose de beaucoup plus subtil.

— Ah ?

— Oui : tu conquérais le cœur de Didul.

— S’il en a un.

— Tu lui enseignais à être un homme. C’est un concept nouveau pour lui. Je crois qu’il se voudrait bon, Bedaya. »

Elle réfléchit. « Oui, tu as raison, je pense.

— Aussi n’allons-nous pas semer la zizanie parmi ces garçons ; non, nous allons nous en faire des amis et des alliés.

— Est-ce possible, à ton avis ?

— En avons-nous le droit, veux-tu dire ? Oui, Bedaya. Ils sont ce que leur père leur a appris à être et ils n’y peuvent rien. Pourtant, si nous avons l’occasion de leur montrer une autre voie, ils peuvent encore devenir intègres. C’est cela que le Gardien attend de nous : non que nous éliminions nos ennemis, mais que nous nous en fassions des amis.