— Ils ont si souvent fait du mal à mes enfants… murmura Chebeya.
— Alors, qu’il sera doux le jour où, à genoux, ils demanderont ton pardon ainsi que celui de tes enfants, et où vous répondrez : Nous savons que vous n’êtes plus les mêmes qu’autrefois. Vous êtes nos frères, désormais.
— Jamais je ne pourrai leur parler ainsi.
— Aujourd’hui, oui. Mais quand tu les verras changer, ton cœur aussi changera.
— Tu veux toujours voir le meilleur chez les autres, Kmadaro.
— Pas toujours ; mais aujourd’hui, chez ce garçon, j’ai décelé une étincelle d’honnêteté. Soufflons sur cette étincelle et alimentons-la.
— J’essaierai », dit Chebeya.
Allongé sur sa paillasse, Akma avait entendu la conversation de ses parents et songeait : Quel genre d’homme est mon père, pour inciter Mère à se faire l’amie de ceux-là mêmes qui l’ont fouettée jusqu’au sang ? Je ne pardonnerai jamais ces gens, jamais, même s’ils ont l’air de changer. On ne peut pas faire confiance à des amis des fouisseurs. Ils sont devenus des fouisseurs eux-mêmes, des créatures abjectes, crasseuses, qui ne sont à l’aise que dans des trous, comme des vers de terre.
Si Père parlait d’enseigner et de pardonner à un ver de terre comme Didul, c’était simplement une nouvelle preuve de sa lâcheté. Toujours courir, se cacher, enseigner, pardonner, fuir, se soumettre, s’incliner, supporter… Où trouvait-on dans le cœur de Père le courage de se dresser et de se battre ? C’était Mère et non lui qui avait tenu tête à Didul et aux fouisseurs, aujourd’hui. S’il avait vraiment aimé sa femme, il aurait passé la nuit à jurer de venger ses blessures sanglantes.
4
Délivrance
Monush suivit Ilihiak dans ses appartements et remarqua qu’il barrait la porte derrière lui. « Ce que je vais te montrer, dit le roi, est un grand secret, Monush.
— Alors, mieux vaudrait peut-être t’en garder, répondit le soldat. J’ai juré fidélité à Ak-Moti, et je ne lui cèlerai aucun secret.
— Mais c’est bien pour cela que je t’ai amené ici, Ush-Mon. Tu jouis de l’entière confiance de ton grand roi. Sache-le, je n’ignore pas que mon royaume n’est qu’un petit lopin à côté de l’empire de Darakemba. L’histoire est parvenue jusqu’à nous que les Nafari qui avaient descendu le Tsidorek ont créé le plus puissant royaume du Gornaya. Ce que je détiens ici est du ressort d’un grand roi, d’un roi comme Motiak, je pense. Pour ma part, je ne suis pas de taille. »
Monush avait une conviction profonde : entre deux hommes, l’un était toujours plus grand que l’autre, et il s’en trouvait nécessairement un troisième ailleurs qui les dépassait tous deux. La vraie noblesse consistait à reconnaître ses supérieurs comme ses inférieurs et à leur rendre le respect qui leur était dû, sans jamais se vouloir plus haut que sa position naturelle. Ilihiak se savait manifestement d’un rang et d’une autorité supérieurs à ceux de Monush, mais il savait aussi que Motiak les dominait tous deux. La confiance de Monush envers l’homme en fut accrue.
« Dans ce cas, montre-moi ce que tu veux sans crainte, dit Monush, car je ne révélerai ce que je verrai à aucun autre homme que mon seigneur Motiak.
— À aucun autre homme, répéta Ilihiak. Selon nos traditions, les humains de Darakemba regroupent aussi les anges et les fouisseurs mâles sous le terme d’homme.
— C’est la vérité. Un mâle du peuple du ciel, de celui de la terre ou de celui du milieu est un homme à part entière au regard de notre loi. »
Une expression inquiète passa sur les traits d’Ilihiak. « Mon peuple à moi aura du mal à s’y faire. Nous sommes venus en ce pays pour ne plus avoir à vivre le visage constamment balayé par les ailes des anges. Et depuis, nous avons accumulé toutes sortes de raisons de détester les fouisseurs ; nos moissons ont été arrosées du sang d’innombrables hommes. D’hommes, et de fouisseurs.
— Le roi Motiak, à mon sens, ne cherchera pas à vous humilier ; au contraire, il vous laissera trouver une vallée où acheter de la terre aux anges de la région et vivre sans offenser personne ni subir d’affront de l’extérieur. Mais, naturellement, cela fera de vous des vassaux et non des citoyens de plein droit, car parmi les citoyens il ne peut y avoir de différence entre ceux qui vivent au-dessus, en dessous et à la surface du sol.
— Le choix ne me revient pas, Monush. Il incombe à mon peuple. » Ilihiak soupira. « Notre haine des fouisseurs a grandi à force de les côtoyer. Quant aux anges, les seuls que nous rencontrons ici sont esclaves ou vassaux, et ils nous évitent. Nos jeunes gens auront du mal à se faire à l’idée que leur décocher des flèches lorsqu’ils volent trop près est une distraction illégale. »
Monush frissonna. Heureusement qu’Husu ne les avait pas accompagnés !
« Je vois comment tu nous juges, reprit Ilihiak. Je crains que tu n’aies raison. Un jour, un homme est venu chez nous, un vieillard du nom de Binadi. Il nous a dit que notre façon de vivre était un affront au Gardien, que nous maltraitions les anges alors que le Gardien aimait également les anges, les fouisseurs et les humains ; que ce qui comptait, c’était qu’un homme soit bon envers autrui et qu’il obéisse aux lois du respect envers ses prochains. Il a relevé avec… grande précision toutes les façons dont le roi mon père faillissait à son devoir. Ainsi que ses prêtres.
— Et vous l’avez tué.
— Mon père était… indécis. Cet homme parlait avec grande autorité. Certains le croyaient – y compris un des prêtres de mon père ; le meilleur de tous. C’était mon professeur et il s’appelait Akmadi. Non, cela, c’était le nom que lui donnait mon père. Moi, je disais Akmaro, parce que c’était mon précepteur honoré, non un traître. J’étais présent au jugement de Binadi, lorsqu’Akmaro s’est dressé pour déclarer : “Cet homme est Binaroak, le plus grand des professeurs. Je le crois, et je veux changer ma vie pour la conformer à ses enseignements.” Ç’a été le pire moment de l’existence de mon père : il adorait Akmaro.
— Adorait ? Akmaro est mort ?
— Je n’en sais rien. Nous avions envoyé une armée à ses trousses, mais on avait dû l’en prévenir, lui et ses partisans. Ils ont pris le maquis. Nous ignorons où ils se trouvent.
— Ce sont eux qui pensent que les hommes de toute espèce sont égaux devant le Gardien ?
— Si seulement notre plus grand crime était d’avoir chassé Akmadi – Akmaro ! » Ilihiak inspira profondément ; il renâclait à raconter la suite. « Père avait peur de Binadi. Il ne voulait pas le tuer, seulement le renvoyer en exil. Mais Pabulog, le grand prêtre, a insisté, il a harcelé mon père. » Ilihiak repoussa une mèche de son visage. « Père était très sensible à la peur, et Pabulog lui a instillé celle de laisser la vie sauve à Binaro. « S’il a pu duper même Akmadi, comment garantir votre sécurité », etc., etc.
— Ton père avait de mauvais conseillers.
— Et tu te dis, je le crains, qu’il avait aussi un fils déloyal. Mais je ne l’ai pas été durant sa vie, Monush. C’est seulement quand j’ai dû m’asseoir sur le trône, après son assassinat…
— Vos malheurs n’ont-ils donc pas de fin ? »
Ilihiak poursuivit comme si Monush ne l’avait pas interrompu. « Alors seulement, j’ai eu la claire vision de l’étendue de sa corruption. Binadi – Binaro – seul avait compris mon père. Mais baste ! il est mort, aujourd’hui, et je règne sur le pays de Zidom, qui est ce qu’il est. La moitié des hommes ont péri lors de guerres contre les Elemaki. Après la dernière, nous nous sommes inclinés et les avons laissés poser le pied sur notre nuque. C’est alors, une fois réduits en esclavage, que nous avons commencé à perdre notre superbe et à comprendre que si nous étions demeurés en Darakemba, des ailes nous balaieraient peut-être le visage, mais nous ne serions du moins pas esclaves des fouisseurs, nos enfants mangeraient à leur faim et nous n’aurions pas à supporter toute notre vie des insultes quotidiennes.