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— Au moins, les Elemaki savent qu’il vous est impossible de vous échapper avec tout votre peuple, dit Monush. En conséquence, ils ne postent que peu de gardes près de votre territoire.

— Exact, répondit Khideo.

— Eh bien, tuons-les et allons-nous-en ! » s’exclama un conseiller.

Sans répondre, Khideo attendit qu’Ilihiak gourmande gentiment l’homme et lui rende la voix.

« J’ai relu les archives que nous possédons de l’histoire des Nafari, dit-il. Quand Nafai a emmené son peuple loin du traître, du menteur et du meurtrier Elemak ainsi que des infects fouisseurs qui le servaient, il disposait de l’aide du Gardien, qui avait endormi les Elemaki d’un sommeil si profond qu’ils ne se sont pas réveillés lors de son départ.

— Nafai était un Héros, intervint un vieillard. À nous, le Gardien ne dit rien.

— Le Gardien parlait à Binaro, fit Ilihiak d’un ton posé.

— Binadi », murmura un autre homme.

Khideo secoua la tête. « Le Gardien a aussi envoyé le rêve qui nous a amené Monush. Espérons, après que nous aurons fait notre possible, que le Gardien prendra la suite pour garantir notre sécurité. Mais mon plan n’exige pas que nous adressions une prière au Gardien en formant le vœu qu’elle soit exaucée. Comme vous le savez, il nous est interdit de faire fermenter notre orge, bien que cela permette de purifier l’eau d’une partie de ses maladies. Pourquoi ?

— Parce que la bière rend les fouisseurs fous, dit un vieillard.

— Elle les rend stupides, reprit Khideo. Elle les rend ivres, bagarreurs, bruyants, joyeux, stupides… et puis ils s’évanouissent. Voilà la raison de l’interdiction : ces mangeurs de terre n’ont aucune maîtrise d’eux-mêmes.

— Mais si nous leur offrons de la bière, objecta Ilihiak, en supposant qu’on puisse en trouver…»

Plusieurs hommes se mirent à rire. Apparemment, le brassage clandestin n’était pas inconnu.

«… qu’est-ce qui les empêchera d’arrêter et de jeter en prison ceux qui la leur proposeront ? »

Pour toute réponse, Khideo fit un signe de tête au roi.

Non ; pas au roi : à l’épouse du roi, Wissedwa. Elle se détourna pour ne pas regarder les hommes en face, mais elle parla d’une voix claire afin que tous pussent l’entendre. « Nous savons qu’aux yeux des fouisseurs, toutes les femmes sont sacrées. Même s’ils refusent la bière, ils ne porteront pas la main sur nous. Nous la leur offrirons donc comme dernière part de notre moisson. Ils ne pourront pas la remettre à leurs supérieurs sans dénoncer du même coup les hors-la-loi qui la leur auront donnée ; ils n’auront d’autre choix que de la boire.

— C’est tout mon plan qui vient de franchir les lèvres de la reine », dit Khideo.

Monush trouva que Khideo supportait avec beaucoup de dignité l’humiliation de s’incliner devant une femme en plein conseil. Il faudrait qu’il demande, plus tard, pourquoi on avait écouté la voix de cette femme ; en attendant, il était évident que ce n’était pas une sotte et qu’elle avait suivi la discussion de bout en bout. Monush tenta d’imaginer une femme présente à l’un des conseils de Motiak. Qui pourrait-ce être ? Pas Dudagu, certainement – avait-elle jamais prononcé la moindre parole intelligente ? Toeledwa, elle, s’était toujours montrée discrète, refusant même de poser des questions qui sortaient du cadre de l’éducation de ses enfants et des affaires de la maisonnée royale. Mais Edhadeya… Elle, Monush la voyait bien prendre hardiment la parole au conseil. Et pas question de la faire taire une fois qu’on lui aurait accordé le droit de s’exprimer. Assurément, c’était une idée à surtout ne pas soumettre à Motiak : il raffolait tant de sa fille qu’il serait bien capable de lui donner le privilège de parler, ce qui sonnerait le glas de la dignité du conseil royal. Je ne possède pas l’humilité de ce Khideo, songea Monush.

« Il reste à savoir, dit l’intéressé, si Monush connaît un chemin qui nous mènerait en Darakemba sans passer par le cœur du pays de Nafai. »

Monush répondit aussitôt : « Motiak et moi avons consulté toutes nos cartes avant que je me mette en route. À l’aller, il n’y avait qu’une solution pour vous retrouver : remonter le Tsidorek, puisque tel était le trajet de votre grand roi Zenifab lors du départ de vos ancêtres. Mais pour le retour, si vous connaissez un chemin qui mène au fleuve Mebberek…

— Ici, nous l’appelons Mebbereg, dit un vieillard, s’il s’agit bien du même.

— Possède-t-il un affluent né d’une source pure ?

— Le plus grand se nomme l’Ureg. Il s’écoule d’un lac du nom d’Uprod, qui est une source pure.

— C’est bien lui. Il existe une ancienne passe au-dessus de l’Uprod qui permet d’accéder au territoire situé au nord. Je peux la retrouver, je pense, si le pays n’a pas trop changé depuis le traçage de nos cartes. Elle débouche non loin d’une courbe du Padurek, le grand affluent de source pure du Tsidorek. Dès l’instant où nous sortirons de cette passe, nous serons en terre gouvernée par Motiak. »

Khideo hocha la tête. « Dans ce cas, nous sortirons par l’arrière de la cité, loin du fleuve. Et nous n’aurons à donner de la bière qu’aux seuls gardes elemaki stationnés dans la ville. Ceux qui se trouvent en amont et en aval du fleuve ne nous entendront même pas, et ceux qui sont postés par-delà n’auront vent de rien. Et lorsqu’ils s’apercevront de notre fuite, ils n’oseront pas rapporter leur erreur à leur roi, car ils savent qu’ils se feraient massacrer. Ils s’enfuiront eux-mêmes dans la forêt, se feront hors-la-loi ou vagabonds, et bien des jours s’écouleront sans que le roi des Elemaki apprenne notre disparition. Tel est mon plan, ô roi, et je te rends maintenant ta voix.

— Je la reçois, répondit Ilihiak. Et je déclare qu’en vérité c’était bien ma voix, et Khideo sera désormais mes mains et mes jambes pour conduire notre nation vers la liberté. Il décidera du jour, et tous lui obéiront comme au roi jusqu’aux rives du Mebbereg. »

Monush observa les autres hommes du conseil qui mettaient aussitôt un genou en terre et appuyaient leurs paumes au sol en signe d’obéissance à Khideo. Lui-même inclina la tête dans sa direction, comme il seyait à l’émissaire de Motiak. Khideo le regarda, les sourcils levés. Monush conserva une expression affable, et, au bout d’un moment, Khideo dut estimer suffisant son hochement de tête, car il tendit les mains pour libérer les autres, puis s’agenouilla lui-même devant le roi, plaça le visage entre les genoux d’Ilihiak et les mains à plat sur ses pieds. « Tout ce que je ferai en ton nom grandira ton honneur, ô roi, jusqu’au jour où je te rendrai tes mains et tes jambes. »

Monush était intrigué : comment de tels rituels avaient-ils pu apparaître si vite, après trois générations seulement de séparation d’avec Darakemba ? Puis il eut une illumination : ils étaient peut-être beaucoup plus anciens, mais les Zenifi les avaient appris des Elemaki depuis leur arrivée. Quelle ironie, si les Zenifi, s’étant exilés pour rester les plus purs Nafari, avaient finalement dû s’adapter aux coutumes elemaki !

Ilihiak posa un instant les mains sur la tête de Khideo ; le geste signalait apparemment la fin du rite, car Khideo se releva et regagna sa place. Ilihiak adressa un sourire à la cantonade. « Agissez avec courage, mes amis, car c’est aujourd’hui ou jamais si le Gardien doit nous délivrer. »

Et le soir même, à la stupéfaction de Monush, le peuple tout entier avait été mis au courant du plan, les troupeaux désignés et rassemblés, et les gardes stationnés dans la cité ronflaient, ivres morts. Plusieurs heures avant l’aube, sous un vif clair de lune, les gens sortirent de la ville dans un silence extraordinaire, passèrent les fouisseurs hébétés et s’enfoncèrent dans la forêt. Khideo et ses éclaireurs faisaient d’excellents guides et, en trois jours, ils parvinrent aux rives du Mebbereg. À partir de là, Ilihiak, redevenu l’unique commandant des Zenifi, utilisa les services de Monush comme éclaireur et guide – mais celui-ci ne demanda pas, et Ilihiak ne lui offrit pas, l’autorité qui avait précédemment échu à Khideo.