Quand je serai devant Motiak, se dit Monush, je lui dirai qu’il serait sage d’accorder grand respect à ces gens, car même dans leur petit royaume opprimé, ils ont trouvé quelques individus dignes de l’autorité et compétents à s’en servir.
De sa place parmi les femmes, Edhadeya regardait avec inquiétude les Zenifi traverser le fleuve et en sortir renouvelés. Elle vit comme ils s’écartaient des gens du ciel venus assister à la scène et elle s’attrista : même purifiés par les eaux du Tsidorek, ils conservaient les vieux préjugés dans lesquels on les avait élevés. On peut laver les gens tant qu’on veut, se dit-elle, on n’extirpe jamais leurs parents de leur cœur.
Elle n’espérait pas être témoin d’un vrai changement chez ces hommes et ces femmes, naturellement : le rôle des rituels, elle le savait, c’est de montrer le chemin, pas d’accomplir quoi que ce soit. Ils fournissent un repère dans l’existence, un souvenir public. Un jour, les enfants ou les petits-enfants des Zenifi diraient : Au temps où nos ancêtres ont franchi les eaux, ils sont devenus des gens nouveaux, et de cet instant, nous avons reconnu ceux du ciel comme nos frères, enfants de la Gardienne de la Terre à égalité avec nous. Mais la réalité serait bien différente, car, selon toute vraisemblance, ce seraient les enfants ou les petits-enfants en question qui les premiers embrasseraient la fraternité de l’ange et de l’humain. Néanmoins, leurs parents ne rejetteraient pas tous leurs croyances ; le rituel constituait le jalon d’origine et, en fin de compte, la fable deviendrait vérité même si elle était erronée.
Ce n’étaient pas les femmes – pas même les gardiennes de l’eau – qui accueillaient les gens au sortir du fleuve glacé, mais les prêtres de Motiak ; ils leur imposaient les mains pour en faire des êtres nouveaux et leur donner des noms qui, curieusement, étaient identiques aux anciens, avec seulement l’ajout du titre de « citoyen ». Edhadeya était assez grande pour avoir appris les histoires d’autrefois, au temps où Luet était l’égale de Nafai, où Chveya et Oykib se tenaient côte à côte. Elle était aussi assez grande pour avoir entendu les prêtres expliquer qu’on avait mal interprété les textes, car la coutume voulait chez les anciens qu’on témoigne tant d’honneur aux Héros que ce respect s’étendait jusqu’à leurs épouses – mais c’est uniquement à cause de leurs maris qu’on se rappelait ces femmes. Edhadeya avait lu plusieurs passages du Livre de Nafai à Uss-Uss, son professeur-esclave fouisseur. « Luet était sibylle de l’eau bien avant de rencontrer Nafai, et Hushidh déchiffreuse avant d’épouser Issib, c’est évident ! Comment les prêtres peuvent-ils l’interpréter autrement ? »
À quoi Uss-Uss avait répondu : « Pourquoi t’étonnes-tu que ces mâles humains doivent mentir même sur leurs propres textes sacrés ? Ceux de la terre honorent leurs femmes ; ceux du ciel aussi ; par conséquent, ceux du milieu doivent rabaisser les leurs. »
À l’époque, Edhadeya avait trouvé l’explication un peu simpliste, et aujourd’hui, en observant les prêtres, elle prit conscience que la plupart des hommes humains ne traitaient pas leurs épouses ni leurs filles comme des moins que rien. Père n’avait-il pas lancé une expédition à la recherche des Zenifi uniquement sur la foi de son rêve, un rêve de femme ? Ç’avait dû faire tourner le sang des prêtres ! Et chaque homme, chaque femme qui sortait de l’eau prouvait que la Gardienne avait montré à une femme ce qu’elle n’avait jamais montré à aucun de ces prêtres !
Mais ce n’était pas pour savourer sa victoire ni pour se vanter qu’Edhadeya se pressait contre la balustrade du pont, les yeux fixés sur les Zenifi qui devenaient citoyens. Elle cherchait les visages qu’elle avait vus en rêve. Cette famille devait sûrement faire partie de ceux qui n’avaient pas encore traversé ! Mais quand le dernier fut passé, Edhadeya sut qu’elle ne les avait pas vus.
Quel malheur que ceux dont elle avait rêvé soient au nombre des victimes du voyage !
C’est seulement plusieurs heures plus tard, après la présentation de tel et tel dignitaires au roi, qu’Edhadeya eut l’occasion de parler un instant avec Monush – mais pas en privé, car Aronha et Mon ne quittaient pas le grand soldat d’une semelle et se tenaient aussi près de lui qu’il était possible sans porter ses vêtements.
« Monush, dit-elle, c’est bien triste qu’ils soient morts, les gens que j’ai vus en rêve.
— Morts ? s’étonna-t-il. Personne n’est mort. Nous avons quitté Zidom sans perdre un seul membre du peuple d’Ilihiak.
— Mais, Monush, comment expliques-tu que ceux dont j’ai rêvé ne sont pas parmi eux ? »
Monush resta perplexe. « Tu ne te les rappelles peut-être pas bien ? »
Edhadeya fit non de la tête. « Crois-tu que j’aie ce genre de visions tous les jours ? C’était un vrai rêve – et les gens que j’ai vraiment vus n’étaient pas parmi ceux-là. »
Il ne fallut que quelques minutes pour qu’Edhadeya se retrouve seule avec son père, Monush et deux Zenifi – leur roi, Ilihiak, et Khideo, son ami le plus honoré, semblait-il.
« Parle-moi des gens que tu as vus », dit Ilihiak avec douceur, lorsque Motiak lui eut fait signe de parler.
Edhadeya en fit la description et Ilihiak, de même que Khideo, hocha la tête. « Nous savons qui tu as vu, dit le roi Zenifi. C’est Akmaro et sa femme, Chebeya.
— Qui sont-ils ? » demanda Motiak.
Ilihiak répéta l’histoire du seul prêtre à s’être opposé à l’exécution de Binadi avant de fuir le royaume, de rassembler quelques centaines de partisans et de disparaître pour échapper à l’armée que Nuak avait envoyée contre eux. « Si tu as rêvé d’eux et s’il s’agissait d’un vrai songe, c’est sans doute qu’ils sont encore vivants. Je me réjouis de l’apprendre.
— Mais alors, ça veut dire que nous n’avons pas secouru ceux qu’il fallait ! » s’exclama Monush.
Ilihiak courba la tête. « Mon seigneur Motiak, j’espère que tu ne regrettes pas d’avoir arraché mon malheureux royaume à la captivité. »
Motiak resta les yeux dans le vague, sans rien dire.
« Motiak, dit Monush, je me rappelle maintenant un bref moment sur la corniche, avant de passer près du Sidonod, où je me suis senti égaré. J’avais fait un rêve mais n’arrivais pas à m’en souvenir. Je comprends, à présent : le Gardien avait dû tenter de me montrer le bon chemin, mais le malfaisant Jaguar a sûrement…
— Pas le Jaguar, le coupa Motiak. Le Jaguar n’a aucun pouvoir sur le Gardien de la Terre.
— Mais bien sur un homme faible tel que moi.
— Le Jaguar n’existe pas, sauf si l’on parle des félins que nous connaissons tous, affirma Motiak d’un ton impatient. J’ignore comment tu as pu te tromper de chemin, Monush ; je sais par contre que c’est une bonne chose que tu aies trouvé les Zenifi et les aies ramenés en Darakemba. Il est bon aussi qu’ils aient prêté serment et renoncé à leur haine ancestrale envers le peuple du ciel. Le Gardien doit en être satisfait et je refuse donc d’y voir une erreur. »
Puis, s’adressant à Edhadeya : « Es-tu sûre d’avoir correctement interprété ton rêve ? Peut-être cet Akmaro demandait-il au Gardien d’envoyer de l’aide au peuple d’Ilihiak ?