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— C’était à cause de leur propre captivité qu’ils avaient peur, sa femme, ses enfants et lui-même, répondit Edhadeya.

— Mais une fillette n’est pas apte à interpréter ses propres rêves, intervint Khideo, comme s’il soulignait une évidence.

— Nul ne t’a demandé de parler, rétorqua Motiak d’un ton uni, et ma fille est pareille à ma mère-des-mères, Luet : quand elle fait un vrai rêve, on peut lui faire confiance. Tu n’en doutes pas, j’espère, mon ami. »

Khideo inclina la tête. « J’ai passé des années à écouter une femme parler lors du conseil royal, dit-il calmement. C’est elle qui a sauvé notre peuple en allant, à la tête de nos jeunes filles, plaider notre cause auprès de l’envahisseur elemaki, sachant que les fouisseurs parmi eux ne lèveraient pas leurs armes contre des femmes, mais ignorant que redouter des humains assoiffés de sang. Pourtant, elle-même n’a jamais osé interpréter des rêves devant le conseil. Et ce n’était pas une enfant. »

En silence, Motiak observa son visage baissé. « Je vois que tu désapprouves ma façon de diriger mon conseil, dit-il enfin. Mais si je n’avais pas prêté l’oreille au rêve de cette fillette, mon ami, Monush serait resté ici et ne vous aurait pas ramenés chez nous pour y retrouver la liberté et la sécurité. »

Manifestement gêné, Ilihiak intervint. « Khideo a toujours eu du mal à se défaire des anciennes traditions, même lorsqu’il s’agissait d’entendre mon épouse au conseil, bien qu’elle se montrât toujours fort discrète. Mais il n’est pas de chef de guerre plus courageux ni d’ami plus fidèle…

— Je n’en veux pas à Khideo, le coupa Motiak. Je lui demande seulement de comprendre que, loin de l’humilier, je l’honore en lui permettant d’être présent pendant que j’écoute ma fille. S’il ne se sent pas prêt pour cet honneur, il peut se retirer sans que je m’en offense.

— Je prie qu’on m’autorise à rester, murmura Khideo.

— Très bien. » Motiak s’adressa au groupe en général. « Nous avons envoyé une expédition, mais elle était fort risquée, d’après Monush ; ses hommes et lui auraient pu se faire prendre à tout moment. »

Edhadeya, sentant où menait la discussion, s’interposa : « Mais ils ne se sont pas fait prendre parce que la Gardienne les protégeait et…»

Le regard glacial de son père, le silence choqué des autres hommes qui la dévisageaient les yeux écarquillés, bouche bée… cela suffit à la faire taire alors même qu’elle plaidait pour les gens de son rêve.

« Peut-être ma fille devrait-elle étudier les anciens textes ; elle y apprendrait que Luet savait se tenir en toutes circonstances. »

Edhadeya avait déjà lu les textes en question et se rappelait distinctement diverses occasions où Luet montrait qu’elle attachait plus d’importance à ses visions qu’aux formes de politesse, quelles qu’elles soient. Mais mieux valait ne pas contredire Père. Elle en avait déjà trop dit ; après tout, la plupart des hommes réunis là trouvaient inconvenante sa simple présence au conseil du roi. « Père, j’aurais dû garder mes prières pour un moment où nous serons seuls.

— Les prières sont sans objet, répliqua Motiak. J’ai obéi au rêve du Gardien et envoyé en mission Monush et ses hommes. Ils ont découvert les Zenifi, les ont ramenés chez nous, et il m’apparaît évident qu’ils ont bénéficié de la protection du Gardien tout le long de leur chemin. Maintenant, si le Gardien désire que je lance une nouvelle expédition, qu’il envoie d’abord un nouveau rêve.

— À un homme, cette fois, peut-être », fit Khideo à mi-voix.

Motiak eut un sourire mi-figue mi-raisin. « Je n’aurai pas la présomption d’indiquer au Gardien de la Terre lequel de ses enfants doit être le réceptacle de ses messages. »

Des hommes de moindre envergure se seraient sentis foudroyés ; Khideo, lui, parvint à courber la tête sans avoir l’air de céder en rien. Edhadeya eut l’impression qu’il n’était peut-être pas toujours satisfait de s’incliner devant d’autres hommes.

« Edhadeya, tu peux nous laisser, dit son père. Aie foi dans le Gardien de la Terre. Et en moi aussi. »

Foi en Père ? Bien sûr – elle lui faisait confiance pour se montrer gentil avec elle, pour tenir ses promesses, pour être un roi juste et un père avisé. Mais elle pouvait aussi lui faire confiance pour ne pas écouter ses avis la plupart du temps, pour laisser la coutume la confiner dans l’aile des femmes où elle devait manifester des égards envers une amputée du cerveau dévorée de jalousie comme Dudagu Dermo. Si toutes les femmes ressemblaient à la belle-mère d’Edhadeya, les coutumes se comprendraient : pourquoi les hommes perdraient-ils leur temps à les écouter ? Mais je n’ai rien à voir avec elle, songea Edhadeya, et Père le sait bien ! Il le sait, mais ça ne l’empêche pas, par respect de la tradition, de me traiter comme si aucune femme n’avait plus de valeur qu’une autre ! Il a davantage de considération pour la coutume que pour moi !

Mais tout en travaillant à gestes rageurs sur un tissage par ailleurs inutile, Edhadeya dut finalement reconnaître que son père la traitait avec plus d’égards que les autres hommes n’en accordaient aux femmes – et que cela lui valait certaines critiques. Monush revenu avec les Zenifi qui avaient réellement besoin d’être secourus, chacun reconnaissait que Motiak ne s’était pas ridiculisé en écoutant sa fille. Et elle, que faisait-elle ? Devant tout le monde, elle prétendait que Monush avait fait erreur sur la personne ! Quelle idiote ! Pourquoi gâcher son triomphe ? Elle aurait eu toutes sortes d’occasions de parler à son père en privé ! Mais elle n’était pas habituée à raisonner politiquement, voilà.

Pourtant, ce n’était quand même pas sa faute si elle ne comprenait rien à la politique ? Ce n’était pas elle qui avait choisi de rester à l’écart de la cour, sauf le jour des femmes, où on la sortait pour la galerie, pour faire risette à de grandes dames mignardes qui s’approchaient d’elle en flottant comme du duvet de caneton. Elle avait envie, dans ces occasions, de leur hurler à la figure qu’elles étaient les créatures les plus inutiles de la terre, avec leurs vêtements raffinés et leurs mains délicates qu’elles ne s’abaissaient jamais à salir ! Faites comme les femmes du ciel ! Faites comme les femmes de la terre ! Créez quelque chose ! Faites comme les plus pauvres des femmes du milieu, si vous n’avez pas assez d’imagination – apprenez un art qui ne soit pas uniquement décoratif, ayez une pensée originale et soutenez-la par un raisonnement !

Attends, ne sois pas injuste, se dit-elle. Beaucoup de ces femmes sont plus intelligentes qu’elles n’en ont l’air. Si elles acquièrent ces manières frivoles et exhibent leur beauté, c’est pour accroître le statut et l’honneur de leur famille dans le royaume. Que peuvent-elles faire d’autre ? Elles n’ont pas pour père un monarque indulgent qui laisse sa fille faire l’importante comme si c’était un garçon, grimper sur le toit avec ce fou de Mon qui voudrait être un ange…

J’aime bien la compagnie de Mon, parce qu’il ne me prend pas de haut. Et pourquoi n’aurait-il pas le droit de vouloir être un ange ? Il n’en parle jamais, n’est-ce pas ? Il n’est pas constamment à se fabriquer des ailes avec des plumes et des bouts de ficelle et à essayer de sauter des toits, n’est-ce pas ? Il n’est pas fou, il est simplement pris au piège de sa vie, tout comme moi. Ça nous rapproche.

Un homme et une femme, amis ? C’était possible. Pourtant, à en écouter certains, on avait l’impression qu’un homme humain partageait davantage de points communs avec un ange mâle qu’avec une femme humaine.

Edhadeya songea une fois de plus à son rêve ; elle y pensait trop, elle le savait. À mesure qu’elle y découvrait de nouveaux éléments, ses conclusions devenaient de plus en plus fragiles ; à coup sûr, elle surimposait ses propres désirs, ses besoins et ses idées à la vision d’origine envoyée par la Gardienne. Pourtant, en revoyant cette famille, elle avait une certitude : le père regardait la mère comme son égale, voire – oui ! elle en était sûre ! – comme supérieure à lui, du moins dans certains domaines. Plus courageuse, indubitablement. Plus forte. Et il le reconnaissait volontiers. Et les deux parents attachaient autant d’importance à la fille qu’au fils. Même s’ils étaient esclaves chez les fouisseurs, c’était la grande vérité qu’ils rapporteraient à Darakemba si l’on parvenait à les libérer, car ils auraient le courage de prêcher cette vision des choses à tous. Cet Akmaro n’était en rien diminué par le respect qu’il portait à Chebeya, et l’honneur qu’ils manifestaient à leur fils Akma ne valait pas moins parce qu’ils rendaient le même à Luet.