Luet ? Akma ? Personne n’avait prononcé ces noms. On avait parlé d’Akmaro et de Chebeya, mais avait-on mentionné les noms des enfants ? Il n’était pas difficile de deviner que l’épouse de Ro-Akma voudrait baptiser son fils aîné Akma, comme son père, mais comment Edhadeya savait-elle que leur fille s’appelait Luet ?
Je le sais parce que la Gardienne continue à me parler à travers le même rêve, à travers mes souvenirs de ce rêve.
Simultanément, elle comprit qu’elle ne devait en faire part à personne. Cela passerait pour de l’outrecuidance. On croirait qu’elle cherchait à exploiter son triomphe et à régenter son entourage. Elle devait prendre soin de ne prétendre à un savoir privilégié venu de la Gardienne qu’avec parcimonie.
Mais qu’elle puisse ou non l’annoncer publiquement, la Gardienne avait un œil sur elle, communiquait avec elle, et elle aurait du mal à contenir la joie qu’elle en ressentait.
« Eh bien, qu’y a-t-il ? Cesse de te tortiller comme si tu avais envie de te soulager ! »
Edhadeya poussa un cri en entendant la voix d’Uss-Uss. Elle n’avait pas remarqué l’esclave fouisseuse.
« J’étais sous ton nez quand tu es entrée, jeune sotte, reprit Uss-Uss. Si tu n’avais pas été aussi énervée contre ton père, tu m’aurais vue.
— Je n’ai rien dit ! protesta Edhadeya.
— Ah non ? Tu n’as pas arrêté de marmonner dans ta barbe, comme quoi tu n’es pas aussi bête que Dudagu Dermo, que tu ne mérites pas qu’on te tienne à l’écart de tout, que Mon n’est pas fou de vouloir être un ange parce qu’après tout, pourquoi des pas-grand-chose comme la fille et le second fils du roi ne se voudraient-ils pas autres qu’ils sont…
— Ah, tais-toi ! fit Edhadeya, faussement irritée. Tu n’as pas le droit de te moquer de moi comme ça !
— Je t’ai déjà dit que se parler à soi-même n’était pas une bonne habitude. Des oreilles affûtées pourraient t’entendre.
— Oui, eh bien je n’ai pas parlé de filles de rois ni de seconds fils…
— Tu perds vraiment la tête, ma fille. Et je note, quand il est question de ce que toi et Mon souhaiteriez être, qu’il n’est à aucun moment question de vieux fouisseurs, ah !
— En imaginant que j’aie envie de devenir fouisseuse et de vivre le museau dans la terre, grinça Edhadeya, je ne voudrais sûrement pas être vieille !
— Puisse la Mère te pardonner, dit vivement Uss-Uss, et te laisser vivre malgré tes paroles imprudentes ! »
Edhadeya sourit de l’inquiétude d’Uss-Uss à son endroit. « La Gardienne ne va pas me foudroyer sur place parce que je dis des choses comme ça.
— Elle ne l’a pas fait jusqu’à présent, tu veux dire.
— Est-ce que la Gardienne te parle, Uss-Uss ?
— Par le bourdonnement des racines des arbres sous la terre, elle me parle.
— Et que dit-elle ?
— Malheureusement, je ne connais pas la langue des arbres ; je n’en ai donc pas la moindre idée. Quelque chose à propos de la stupidité des jeunes filles, voilà tout ce que je perçois.
— C’est très bizarre que la Gardienne me dise la vérité et ne te raconte que des mensonges. »
Uss-Uss caqueta avec ravissement à cette repartie – puis elle s’interrompit soudain. Edhadeya se retourna et vit son père à la porte.
« Père ! s’exclama-t-elle. Entre !
— Ai-je entendu une servante parler de la stupidité de sa maîtresse ? demanda-t-il.
— On plaisantait, répondit Edhadeya.
— Trop de familiarité avec les domestiques ne mène à rien de bon, qu’il s’agisse ou non de fouisseurs.
— Au moins, j’ai l’impression d’avoir une amie intelligente au monde, fit Edhadeya. Mais peut-être n’est-ce pas convenable aux yeux du roi.
— Pas d’insolence, Edhadeya. Je n’ai pas édicté les lois, j’en ai hérité.
— Et tu n’as rien fait pour les changer.
— J’ai envoyé une armée sur la foi de ton rêve.
— Seize hommes ! Et tu les as envoyés parce que Mon a dit que mon rêve était vrai.
— Ah, tu me condamnes parce que le Gardien t’a fourni une caution à l’appui de tes affirmations ?
— Père, jamais je ne te condamnerai. Mais il faut aller chercher Akmaro et sa famille. Tu ne comprends pas ? Tout ce qu’enseigne Akmaro – l’égalité de l’homme et de la femme, la joie qu’une famille doit ressentir à la naissance d’une fille autant qu’à celle d’un garçon…
— Comment sais-tu ce qu’il enseigne ?
— Je les ai vus, non ? répondit-elle d’un air de défi. Et je parie que la fille s’appelle Luet tandis que le fils porte le nom de son père. Sans la particule honorifique, naturellement. »
Motiak se renfrogna, mais elle sut à sa colère qu’elle avait raison, que c’étaient bien les vrais noms. « Te servirais-tu du don du Gardien pour faire ton intéressante ? dit son père raidement. Pour essayer de m’obliger à faire tes quatre volontés ?
— Père, pourquoi le prendre ainsi ? Pourquoi ne pas dire : Oh, Edhadeya, quel prodige que le Gardien te révèle tant de choses ! Quel prodige que le Gardien vive en toi !
— Quel prodige, fit-il. Et quel problème. Khideo est furieux de l’humiliation que je lui ai infligée en laissant ma fille s’exprimer si hardiment devant lui.
— Le pauvre ! Eh bien, qu’il retourne chez les Elemaki !
— C’est un véritable héros, Edhadeya, un homme de grand honneur, de l’espèce dont je ne voudrais pas pour ennemi !
— C’est aussi un intolérant de la plus belle eau, et tu le sais bien ! Il va falloir que tu installes ces gens dans un domaine à part, ou nous aurons des ennuis.
— Je ne l’ignore pas. Eux non plus, d’ailleurs. Il y a de la terre le long de la vallée du Jatvarek, là où il quitte le Gornaya, mais avant de pénétrer dans le plat pays. Aucun ange n’y habite à cause des jaguars et autres félins trop nombreux à la saison des pluies. Ça leur conviendra parfaitement.
— Là où s’installent les humains, les anges peuvent vivre en paix », dit Edhadeya. Pour se moquer, elle récitait la loi qu’il avait lui-même édictée, mais il ne mordit pas à l’hameçon.
« Un bon roi peut accepter une diversité raisonnable chez son peuple. Ça ne coûte rien aux gens du ciel d’éviter d’aller vivre parmi les Zenifi, du moment que ceux-ci les laissent passer librement et en toute sécurité, et respectent leur droit de commercer. Dans quelques générations…
— Je sais, dit-elle. Je sais que c’est un choix avisé.
— Mais tu es d’humeur discutailleuse.
— Oui, parce qu’à mon avis, tout ça n’a rien à voir avec les gens de mon rêve. Que deviennent-ils, eux, Père ?
— Je ne peux pas envoyer une nouvelle expédition à la recherche d’Akmaro.