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Akma ne haïssait rien tant que les fouisseurs. Ses parents avaient eu tort d’en prendre comme serviteurs dans la terre de Nafai. On aurait dû tuer tous les fouisseurs avant qu’ils aient jamais eu l’occasion d’approcher un vrai humain ! Père pouvait bien discourir tout son soûl sur les fouisseurs qui ne faisaient que se venger de la longue et cruelle suzeraineté de Nuak, expliquer à voix basse, tard dans la nuit, que le Gardien de la Terre ne voulait pas voir les peuples de la terre, du ciel et du milieu s’entredéchirer, Akma savait la vérité, lui : le monde ne connaîtrait pas la sécurité tant que les fouisseurs n’auraient pas été exterminés jusqu’au dernier.

Quand les fouisseurs vinrent, Père ne permit à personne de sa troupe de se battre. « Vous ne m’avez pas suivi au désert pour devenir des meurtriers, n’est-ce pas ? leur demanda-t-il. Le Gardien ne veut pas qu’on tue ses enfants. »

La seule protestation qu’Akma entendit fut un murmure de sa mère : « La Gardienne. » Comme si de savoir si le Gardien possédait un soc ou un pot entre les jambes avait de l’importance ! Pour Akma, une chose était sûre : le Gardien était un bien piètre dieu s’il était incapable d’empêcher de sales fouisseurs cruels, stupides et bestiaux de réduire ses fidèles en esclavage !

Mais Akma n’exprimait pas ses pensées à voix haute, parce que la seule fois où il s’y était risqué, Père s’était tu et avait refusé de lui parler le restant de la nuit. C’était insupportable. Ne pas pouvoir communiquer pendant le jour était déjà rude, mais se voir frappé d’ostracisme par Père durant la nuit était ce qu’il y avait de pire au monde. Aussi Akma gardait-il pour lui-même sa haine des fouisseurs ainsi que son mépris du Gardien, et le soir il parlait en chuchotis à peine audibles à sa mère et à son père, et il buvait leurs réponses murmurées comme l’eau pure et glacée d’un ruisseau de montagne.

Et puis, un jour, un nouveau garçon arriva dans le village. Il n’était pas maigre et hâlé comme les autres et il portait des vêtements fins, aux couleurs vives et sans trace de raccommodage. Le vent jouait dans ses cheveux propres et longs quand il apparut au sommet de la butte, au milieu des prairies communales. Malgré tout ce que Père et Mère avaient dit sur le Gardien de la Terre, Akma n’était pas préparé à cette soudaine vision d’un dieu et il s’arrêta de travailler pour la contempler.

Le surveillant l’interpella, mais il ne l’entendit pas. L’apparition avait paralysé tous ses sens sauf celui de la vue. Akma ne remarqua le fouisseur qu’à l’instant où son ombre s’étendit sur lui, le bras levé pour abattre le fouet ; alors il recula en se protégeant la tête et, presque par réflexe, il cria au garçon qui arborait les traits d’un dieu : « Ne le laisse pas me frapper !

— Arrête ! » dit le garçon. Sa voix retentit, forte et assurée, cependant qu’il descendait de la butte, et, miraculeusement, le surveillant lui obéit aussitôt.

Le père d’Akma était loin de là, mais sa mère souffla quelques mots à Luet, la petite sœur d’Akma, qui n’eut que quelques pas à faire pour murmurer à son frère : « C’est le fils de l’ennemi de Père. »

Akma l’entendit et fut aussitôt sur la défensive. Mais la beauté de l’adolescent ne diminua en rien à mesure qu’il se rapprochait.

« Que t’a-t-elle dit ? demanda-t-il d’un ton affable, un sourire aux lèvres.

— Que ton père est l’ennemi du mien.

— Ah, c’est vrai. Mais ce n’est pas mon père qui l’a voulu. »

Akma resta coi. Personne n’avait pris la peine d’expliquer à un enfant de sept ans comment Akmaro était arrivé à se faire autant d’ennemis. Jamais il n’avait envisagé que ce pût être la faute de son père. Mais il demeura soupçonneux : comment croire le fils de l’ennemi de son père ? Et pourtant… « Tu as empêché le surveillant de me battre », dit-il.

L’adolescent se tourna vers le fouisseur qui affichait une expression impassible. « Dorénavant, dit-il, tu ne dois plus les punir, lui ou sa sœur, sans mon accord. C’est la parole de mon père. »

Le surveillant inclina la tête ; mais, songea Akma, il n’avait pas l’air d’apprécier qu’un enfant humain lui donne pareils ordres.

« Mon père se nomme Pabulog, dit l’adolescent, et moi Didul.

— Moi, c’est Akma. Mon père s’appelle Akmaro.

— Ro-Akma ? Akma le professeur ? » Didul sourit. « Que peut bien enseigner ro qu’il n’ait appris d’og ? »

Akma ignorait ce que signifiait exactement og.

Didul parut comprendre la cause de son hésitation. « Og, c’est le gardien du jour, le chef des prêtres. Après Yak, le roi, personne n’est plus sage qu’og.

— Être le roi, ça veut seulement dire qu’on a le pouvoir de tuer ceux qu’on n’aime pas, sauf s’ils ont une armée, comme les Elemaki. » Ces paroles, Akma les avait bien souvent entendues dans la bouche de son père.

« Et pourtant, aujourd’hui, mon père règne sur les Elemaki de notre terre, répliqua Didul, tandis que Nuak, lui, est mort. On l’a brûlé vif, tu sais ?

— Tu y étais ?

— Accompagne-moi. Tu as fini de travailler pour aujourd’hui. » Didul jeta un coup d’œil au surveillant. Le fouisseur, dressé de toute sa hauteur, arrivait tout juste au niveau de Didul ; adulte, celui-ci le dominerait comme la montagne une colline. Mais dans le cas présent, la taille n’avait rien à voir avec leur affrontement muet. Le fouisseur finit par se recroqueviller sous le regard de l’adolescent.

Akma était éperdu d’admiration. Comme Didul lui prenait la main pour l’emmener, il lui demanda : « Comment fais-tu ?

— Quoi donc ?

— Pour donner au surveillant un air aussi…

— Aussi insignifiant ? termina Didul. Aussi désarmé, stupide et veule ? »

Les humains qui frayaient avec les fouisseurs les haïssaient-ils donc, eux aussi ?

« C’est tout simple, poursuivit Didul. Il sait que s’il ne m’obéit pas, j’irai le dire à mon père ; alors, il perdra la planque qu’il a ici et il retournera travailler aux fortifications et aux tunnels ou participer aux expéditions militaires. Et si jamais il osait lever la main sur moi, mon père le ferait écarteler, naturellement. »

Akma ressentit une vive satisfaction à imaginer le surveillant – tous les surveillants – se faisant écarteler.

« Quant à Nuak, je l’ai vu brûler vif, oui. Comme il était roi à l’époque, c’est lui qui avait mené nos soldats à la guerre. Mais en vieillissant, il était devenu mou, bête et timoré. C’était de notoriété publique. Père s’efforçait de compenser ses déficiences, mais og est pieds et poings liés quand ak est faible. Un de nos grands soldats, Khideo, avait juré de le tuer pour qu’on puisse établir un vrai roi à sa place, probablement Ilihi, son deuxième fils… Mais tous ces noms ne te disent rien, pas vrai ? Tu devais avoir… quoi ? trois ans ? Quel âge as-tu aujourd’hui ?

— Sept ans.

— Trois ans, c’est ça, quand ton père a trahi, qu’il s’est enfui comme un lâche au désert et qu’il s’est mis à comploter contre la pure race humaine nafari en cherchant à forcer les hommes, les fouisseurs et les viandes-du-ciel à vivre ensemble, et surtout en égaux ! »

Akma se tut. Tel était en effet l’enseignement de son père. Mais jamais il n’y avait vu une trahison contre le royaume strictement humain où il était venu au monde.