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— Tu ne veux pas, plutôt.

— Admettons. Mais pour une excellente raison.

— Parce que c’est une femme qui te le demande.

— Tu n’es pas encore une femme. Non : l’entreprise qui vient de s’achever est perçue comme un succès ; mais si je lance une autre expédition, on aura l’impression que la première a échoué.

— Et c’est vrai.

— Non. Te crois-tu seule à entendre la voix du Gardien ? »

Abasourdie, Edhadeya rougit. « Oh, Père ! Tu as fait un rêve, toi aussi ?

— Je possède l’Index de Surâme, Dedaya. Alors que je le tenais entre mes mains, pour le consulter sur un sujet quelconque, j’ai perçu clairement une voix qui disait : “Je dois ramener Akmaro.”

— Oh, Père ! L’Index est toujours vivant, au bout de tant d’années ?

— Pas plus qu’un roc, à mon sens. Mais le Gardien, lui, est vivant.

— Surâme, veux-tu dire. Il s’agit de l’Index de Surâme.

— Les textes anciens font une nette distinction entre les deux, je sais, mais, personnellement, je ne l’ai jamais comprise.

— Ainsi, tu vas ramener Chebeya et sa famille à Darakemba ? »

Motiak plissa les paupières d’un air de feinte colère. « Tu crois que je ne m’en rends pas compte quand tu fais ça ?

— Quand je fais quoi ? demanda Edhadeya en écarquillant les yeux avec une expression de totale innocence.

— Au lieu d’“Akmaro et les siens”, tu as dit “Chebeya et sa famille”. »

Edhadeya haussa les épaules.

« Ah, vous, les femmes, et votre insistance à parler du Gardien au féminin ! Les prêtres sont constamment sur mon dos pour me forcer à l’interdire aux femmes, au moins devant les hommes. Je leur réponds que lorsque les textes ne nous montreront plus Luet, Rasa, Chveya et Hushidh employant le féminin pour Surâme et le Gardien, j’interdirai à l’instant même aux femmes d’imiter les anciennes. Ça leur cloue le bec – quoique je parie que certains ont dû se demander jusqu’à quel point j’étais sérieux et s’il ne serait pas possible de modifier les textes à mon insu.

— Ils n’oseraient jamais !

— Exact, ils n’oseraient jamais.

— Tu pourrais aussi exiger de ces prêtres qu’ils te présentent la planche anatomique du Gardien où l’on constate qu’il a un…

— Surveille ton langage. Je suis ton père et je suis le roi. Ces deux fonctions demandent une certaine dignité. Et ne compte pas sur moi pour convaincre les prêtres que je me suis retourné contre l’ancienne religion.

— Cette bande de vieux…

— Il est des choses que je ne puis entendre, en tant que chef du culte des hommes.

— Le culte des hommes, c’est bien ça, marmonna Edhadeya.

— Pardon ?

— Rien.

— Le culte des hommes, as-tu dit ? Qu’est-ce que… Ah, je vois ! Ma foi, pense ce que tu veux. Seulement, n’oublie pas que je ne serai pas toujours le roi, et rien ne te garantit que mon successeur tolérera aussi bien tes petites attaques subversives contre la religion des hommes, il me convient de laisser les femmes pratiquer leur culte comme elles l’entendent, à l’instar de mon père et de son père avant lui. Mais il règne une agitation perpétuelle visant à changer cet état de choses, pour mettre fin aux hérésies des femmes. Chaque fois qu’une épouse bat son mari ou lui fait une scène en public, c’est une preuve supplémentaire qu’en laissant les femmes pratiquer leur propre religion on les rend impertinentes et destructrices.

— Quelle différence, que nous gardions le silence parce que les prêtres nous l’imposent ou parce que nous avons peur qu’ils nous l’imposent ?

— Si tu ne fais pas la distinction, c’est que tu es moins brillante que je ne le croyais.

— Tu me trouves vraiment intelligente, Père ?

— Quoi, tu quêtes les compliments, malgré tous ceux que je te fais ?

— Je voudrais seulement te croire.

— Si tu commences à mettre ma parole en doute, j’en ai assez entendu. » Il se leva et se dirigea vers la porte.

« Je ne mets pas en doute ton honnêteté, Père ! s’écria-t-elle. Je sais que tu crois me trouver intelligente ; mais j’ai le sentiment qu’au fond de toi, tu rajoutes toujours : “pour une femme”. Je suis intelligente – pour une femme. Je suis avisée – pour une femme.

— Je puis t’assurer que jamais l’expression “pour une femme” ne me vient à l’esprit quand je pense à toi. Par contre, “pour une enfant”, ça oui – et souvent. »

Elle eut l’impression d’avoir été giflée en plein visage.

« C’était bien mon intention », dit Motiak.

Elle prit alors conscience qu’elle avait prononcé tout bas ces mots : « Il m’a giflée. »

« J’ai assez de respect pour ton intelligence, reprit son père, pour croire qu’un soufflet verbal t’en apprendra davantage qu’un physique. Maintenant, fais confiance au Gardien pour ramener cet Akmaro – et Chebeya – en Darakemba. Et en attendant, ôte-toi de l’esprit que je puis bouleverser la tradition. Un roi ne peut pas aller plus vite ni plus loin que son peuple n’y est disposé.

— Et si le peuple persiste à mal agir ?

— Quoi, suis-je de retour en classe, bombardé de questions hypothétiques par mes précepteurs ?

— Parce que c’est ainsi qu’on instruit l’héritier du roi ? demanda-t-elle d’un air de défi. Où sont les précepteurs qui me posent, à moi, des questions hypothétiques sur la royauté ?

— Je veux bien répondre à la première, mais pas aux autres, par trop grotesques. Si le peuple persiste à mal agir sans que le roi parvienne à le faire changer de comportement, eh bien, ce roi abandonne le trône. Si son fils a quelque honneur, il refuse de prendre sa suite, et tous ses fils font de même. Que le peuple agisse mal s’il le souhaite, mais avec un nouveau souverain de son choix. »

Abasourdie, Edhadeya souffla : « Serait-ce possible, Père ? Que tu abandonnes le trône ?

— Je n’y serai jamais contraint. Mon peuple est fondamentalement bon et il apprend. Tout ce que je gagnerais à forcer le mouvement, c’est un durcissement des résistances. Pendant le long et lent processus de transformation, il me faut la confiance et la patience de ceux qui veulent des changements en leur faveur. » Il se pencha et lui baisa le sommet du crâne, à la séparation des cheveux. « Si je n’avais d’autre enfant que toi, je hâterais ces mutations afin que tu puisses me succéder sur le trône. Mais j’ai des fils, de bons fils, comme tu le sais. C’est pourquoi je laisse les changements se mettre en place peu à peu, une génération après l’autre, comme l’ont fait mon père et mon grand-père. Et maintenant, j’ai du travail et je n’ai plus de temps à t’accorder. Des nations entières placées sous mon autorité ont droit à moins d’attention que toi. »

Avec un petit sourire affecté, Edhadeya dit en prenant le ton minaudier d’une dame de la cour : « Oh, Père, ta bonté pour moi est incroyable !

— Un de mes ancêtres a fait enfermer une de ses filles récalcitrante dans une caverne, au pain sec et à l’eau, pour lui apprendre l’obéissance.

— Si j’ai bonne mémoire, elle s’est évadée en creusant un tunnel avec ses ongles et elle a épousé le roi elemaki.

— Tu lis trop. »

Elle tira la langue à son père, mais il ne s’en rendit pas compte car il était déjà sorti.

Derrière elle, la voix d’Uss-Uss s’éleva. « Ah, le brave petit soldat !

— Ne te moque pas de moi.

— Je ne me moque pas de toi. Tu sais, il circule une histoire parmi nous, les diables esclaves…

— Plus personne ne vous traite de diables !

— N’interromps pas tes aînés. Nous nous racontons entre nous l’histoire de la fouisseuse qui faisait le ménage dans une pièce où deux traîtres discutaient, complotant la mort du roi. L’esclave se rendit tout droit chez le roi et lui révéla tout, sur quoi le roi la fit exécuter pour avoir eu l’audace d’entendre ce que des humains disaient devant elle.