— Quoi, tu t’imagines que je vais…
— Je te dis seulement ceci : si tu crois souffrir parce que tu es une femme humaine, rappelle-toi que ton père n’a même pas pris la peine de me renvoyer de ta chambre pour te parler. Pourquoi, à ton avis ?
— Parce qu’il a confiance en toi.
— Il ne sait même pas qui je suis ! Mais il sait que je connais la sentence pour oser répéter ce que j’entends. Ne viens pas me parler des femmes opprimées de Darakemba quand nous, les fouisseurs, sommes pour la plupart des esclaves que l’on peut tuer à la moindre infraction – même pour un acte de grande loyauté.
— Je n’avais jamais entendu cette histoire.
— Ce qui ne l’empêche pas d’être vraie.
— Donc, Père me considère comme un trublion, et toi, tu me prends pour une orgueilleuse insensible…
— Et c’est faux ? »
Edhadeya haussa les épaules. « Je te libérerais si j’en avais le pouvoir.
— Au moins, ton père faisait semblant de vouloir changer ta place dans la société. Mais dans toutes tes plaidoiries, as-tu seulement demandé qu’on libère le peuple de la terre de Darakemba ? »
Edhadeya se mit en fureur ; elle n’appréciait pas d’être traitée d’hypocrite. « C’est complètement différent !
— Tu es tout feu tout flamme pour tirer cette Chebeya et cet Akmaro de leur captivité, mais tu ne penses pas un instant à donner sa liberté à la vieille Uss-Uss !
— Et qu’est-ce que tu en ferais ? jeta Edhadeya. Tu retournerais chez les Elemaki ? Les soldats seraient obligés de te tuer à mi-chemin pour que tu ne révèles pas tous nos secrets à l’ennemi !
— Retourner chez les Elemaki ? Ma petite, mon arrière-grand-père est né esclave des rois nafari ! Retourner là où je n’ai jamais mis les pieds ?
— Tu me détestes tant que ça ?
— Je n’ai jamais dit que je te détestais.
— Mais tu veux te libérer de moi.
— J’aimerais, une fois ma journée de travail achevée, une fois que tu serais endormie, j’aimerais rentrer dans ma petite maison à moi, embrasser sur le nez mes petits-enfants tout potelés, et partager avec mon mari les gages que j’aurais gagnés au service de la résidence royale. Crois-tu que je te servirais moins fidèlement parce que je le ferais librement et non parce que je risque de me faire exécuter ou, au minimum, d’être vendue à la moindre erreur ?
Edhadeya réfléchit. « Mais tu vivrais dans un terrier, si tu étais libre. »
Uss-Uss s’esclaffa en caquetant. « Bien sûr ! Et alors ?
— Mais c’est…
— C’est inhumain ! » dit Uss-Uss, riant toujours.
Edhadeya saisit enfin la plaisanterie et éclata de rire à son tour.
Plus tard, dans la nuit, Edhadeya fut réveillée par un petit bruit à la fenêtre. Elle vit se découper dans la clarté lunaire la silhouette d’Uss-Uss, dont la tête s’agitait rythmiquement. Craignant un problème, Edhadeya se leva et s’approcha de la fenêtre.
Uss-Uss entendit son pas, se retourna et l’attendit.
« Tu fais ça chaque nuit ? demanda Edhadeya.
— Non, répondit la fouisseuse. Cette nuit seulement. Mais tu t’inquiétais pour ces humains captifs des fouisseurs loin d’ici.
— Et tu priais la Gardienne pour eux ?
— Quel intérêt ? La Gardienne sait qu’ils sont là-bas – c’est elle qui t’a envoyé ce fameux rêve, non ? Je ne crois pas avoir à apprendre à la Mère ce qu’elle sait déjà ! Non, je priais Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée. Elle vit dans cette étoile, tout là-haut. Celle qui reste toujours au-dessus de nous.
— Personne ne peut vivre dans une étoile, objecta Edhadeya.
— Une immortelle, si. C’est elle que je prie.
— Elle a un nom ?
— Oui, un nom très sacré.
— Tu peux me le dire ? »
Uss-Uss souleva l’ourlet de la chemise de nuit de la fillette et le lui drapa sur la tête, si bien que le tissu couvrait l’oreille d’Edhadeya. « Mon nom est Voojum, murmura Uss-Uss. Maintenant que tu connais mon vrai nom, je peux te révéler celui de Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée. » Puis elle se tut.
« S’il te plaît, fit Edhadeya en tremblant. Je t’en prie, Voojum. » Que devait-elle faire ? Elle n’entrevit qu’une possibilité : offrir en réponse la version la plus formelle, la plus officielle de son propre nom. « Mon vrai nom est Ya-Edhad.
— Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée est celle à qui Nafai a remis le manteau du pilote stellaire. Croyait-on que le peuple de la terre l’ignorait ? Nos bienheureux ancêtres ont vu sa peau frémir de lumière. C’est Shedemei, et c’est elle qui a emporté la tour dans le ciel et l’a transformée en étoile.
— Et elle est toujours vivante ?
— On l’a vue deux fois depuis ce temps. Elle s’occupait d’un jardin, une fois dans une haute vallée des montagnes et une fois sur le flanc d’une falaise dans des basses terres, aux confins du Gornaya. Elle est le jardinier et elle veille sur la Terre entière. Elle saura que faire en ce qui concerne Chebeya et son mari, Luet et son frère. »
Edhadeya prit soudain conscience que les fouisseurs savaient peut-être des choses qu’ils n’avaient pas apprises des humains et une vague d’humilité inhabituelle la balaya brusquement. « Enseigne-moi à parler à Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée.
— Fixe ton regard sur l’étoile immobile, celle qu’on appelle Basilica. »
Edhadeya leva les yeux et la trouva sans difficulté : tous les enfants la connaissaient.
« Ensuite, agite la tête de haut en bas, comme ça, poursuivit Uss-Uss.
— Elle nous voit ?
— Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que nous faisons ainsi pour la prier. C’est comme ça qu’elle bougeait la tête quand on l’a aperçue dans la haute vallée, je crois ; c’est de là que ça vient. »
Edhadeya se joignit donc à son esclave pour l’étrange rituel. Ensemble, elles demandèrent à Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée de veiller sur Chebeya, Luet et les leurs et de les libérer. Uss-Uss prononçait une phrase et Edhadeya la répétait. Pour finir, la fillette ajouta quelques mots de son cru : « Et aide toutes les femmes à se délivrer de leurs chaînes, les femmes du ciel, les femmes de la terre et les femmes du milieu. »
Uss-Uss eut un rire caquetant, puis lui fit écho. « Imagine, dit-elle ensuite : un jour, on te mariera à un potentat de seconde zone, quelque part ; moi, je ne serai plus et tu te rappelleras cette nuit en te demandant qui, de nous deux, était la véritable esclave ! » Là-dessus, elle poussa Edhadeya dans son lit, où elle dormit d’un sommeil agité, peuplé de rêves absurdes à propos de femmes à la peau étincelante, mortes mais que personne n’avait pensé à enterrer.
« Si je ne pensais pas que toute cette affaire se résume peut-être à une bévue, je la trouverais comique, dit Surâme.
— Tu n’as pas le sens de l’humour, rétorqua Shedemei, et si tu y voyais une bévue, tu ne t’y serais pas lancée.
— Je suis capable de prendre une décision même quand l’issue reste à quatre-vingts pour cent indécise. Ça fait partie de ma programmation, pour m’éviter d’hésiter jusqu’à l’inaction totale.
— Je trouve, moi, que c’était une bonne idée de transmettre ce message à Motiak par le biais de l’Index. Ça l’empêchera d’envoyer une nouvelle expédition et la Gardienne sera bien forcée d’agir.