— Tu en décides à ton aise, Shedemei : tu n’as pas de compassion pour ces gens. »
Ces paroles atteignirent la généticienne au cœur. « C’est une machine qui me dit, à moi, que je n’ai pas de compassion ?
— Je possède une sorte de compassion virtuelle. Je prends en compte la souffrance humaine, même s’il ne s’agit pas dans l’ensemble de celle des individus pris isolément. Le groupe dont font partie Akmaro et Chebeya est assez important pour qu’en effet, je ressente de la compassion pour lui. Mais toi, tu as la capacité naturelle des humains à déshumaniser les autres à volonté, surtout les inconnus, surtout en groupe.
— Tu dis que je suis un monstre.
— Je dis que les humains s’apitoient d’abord sur ceux qu’ils perçoivent comme faisant partie d’eux-mêmes. Tu ne connais pas ces gens, tu te permets donc de les utiliser pour appâter la Gardienne de la Terre. Cependant, s’il s’agissait d’une personne seule soumise à des tortures, tu ne t’en servirais pas, parce qu’alors tu entrerais en empathie avec elle et tu te ferais horreur de la laisser souffrir. »
Shedemei était dans un tel état d’agitation qu’elle sortit de la bibliothèque et s’en alla soigner ses semis dans la salle de pseudo-altitude, où elle cherchait à obtenir une légumineuse capable de produire des quantités utiles de haricots à haute teneur en protéines énergétiques dans les vallées les plus élevées du Gornaya. Surâme avait eu des paroles inqualifiables, mais pas totalement insensées. Au cours de leur évolution, les primates avaient tendu à se regrouper en communautés pour assurer leur survie par la coopération, et l’empathie avait dû apparaître en eux, dirigée d’abord sur leurs propres enfants, puis sur les enfants des autres, enfin sur les parents de ces enfants – mais à mesure que le cercle grandissait, l’empathie décroissait.
Pour finir, les humains avaient dû se doter de ce que ne possédait aucun autre primate : un sentiment d’identité avec un groupe, si puissant qu’il pouvait engloutir l’identité individuelle, du moins dans une large proportion. Et comme les hommes ne pouvaient ressentir cette loyauté profonde, oblative, qu’envers une ou deux communautés au maximum, les groupes entraient obligatoirement en conflit et se battaient pour l’attachement de leurs membres. La tribu devait rompre la solidarité de la famille, la religion concurrencer la nation dans la recherche du loyalisme. Mais une fois que la communauté avait obtenu cette fidélité, ses membres les plus ardents s’avéraient prêts à mourir pour elle, non pas directement pour les autres individus, mais pour les intérêts du groupe dans son ensemble : pour l’esprit humain, ce groupe représentait le vrai moi et l’individu était capable de ne se considérer que comme un reflet du schéma général. Afin de s’élever au-dessus de l’animal, les hommes avaient appris à ne se voir que comme les organes, les membres, voire les ongles ou les cheveux destinés au rebut d’un organisme supérieur et métaphorique.
Surâme a raison. Si je connaissais Chebeya et les siens en tant qu’individus, alors, même en ne disposant que de la conscience morale d’un babouin, je chercherais à les protéger. Ou encore, si je me percevais comme faisant partie de leur communauté, je soumettrais mes intérêts aux besoins du groupe et je n’envisagerais pas de me servir d’eux comme appât pour la Gardienne de la Terre.
D’un autre côté, Surâme avait été créée pour subvenir aux besoins de l’humanité dans son ensemble. Les pouvoirs dont elle disposait étaient immenses et ses programmeurs avaient dû introduire en elle une sorte de compassion. Mais il s’agissait d’une compassion intellectuelle, historique : plus grand le nombre de personnes qui souffraient, plus grande la priorité d’apaiser leur tourment. Ainsi, Surâme pouvait négliger les accidents individuels, les décès dus au déroulement ordinaire d’une maladie dans une région ; mais elle s’inquiéterait des souffrances de masse causées par les guerres, les sécheresses, les inondations, les épidémies et s’efforcerait de les juguler. Dans ces cas, Surâme pouvait agir, inciter les individus à des actions bénéfiques à toute la population affectée, non pour sauver des vies particulières, mais pour réduire l’échelle de douleur.
Mais l’une comme l’autre, songea Shedemei, nous restons insensibles au supplice qu’endure la communauté de Chebeya. Trop réduite pour obliger Surâme à intervenir en sa faveur, elle est pourtant assez importante pour la mettre mal à l’aise. Quant à moi, isolée dans ma tour d’ivoire aux confins de l’atmosphère, je ne me sens pas de parenté avec ces gens. Les miens ont tous disparu ; ma communauté est morte. Comme disent les fouisseurs, je suis Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée. C’est la seule différence entre un mort et moi, car qui n’a pas de communauté vivante est bel et bien mort. Ne l’ai-je pas constaté chez les vieilles gens ? Le conjoint, les amis, la famille disparus, à part de lointains descendants qui se rappellent à peine l’ancien ou l’ancienne – elles s’exaspèrent de se découvrir encore vivantes. En serais-je là ?
Pas encore, se dit-elle en glissant les doigts derrière la petite gouge afin d’extraire une plantule destinée à un bac plus grand. Parce que mes compagnons, maintenant, ce sont les plantes. Mes petits animaux qui traversent les générations cependant que je les bricole génétiquement… C’est d’eux que je me sens proche, désormais.
Alors, est-ce bien ou mal ? Surâme a besoin des conseils de la Gardienne de la Terre pour alléger les souffrances des habitants d’Harmonie ; pour cela, il nous faut déranger les plans de la Gardienne. Elle veut secourir Chebeya et Akmaro ; donc, nous allons lui mettre des bâtons dans les roues. Ce n’est pas une stratégie déraisonnable. En fin de compte, elle bénéficiera aux millions de personnes qui vivent sur Harmonie.
Mais nous agissons en aveugles. Nous ignorons les desseins de la Gardienne. Pourquoi cherche-t-elle à sauver Akmaro ? Il aurait peut-être fallu d’abord essayer de comprendre ses buts avant de nous jeter entre ses jambes.
Oui, mais comment comprendre ses buts si elle refuse de communiquer avec nous ? C’est un cercle vicieux !
En effet.
— Ne parle pas dans ma tête ! dit-elle à Surâme. J’ai horreur de ça !
Si tu ne veux pas rester là où ma voix est aisément audible, je dois m’adresser à toi de façon moins agréable.
— Je ne te parlais pas, je pensais.
Si tu ne veux pas que je t’entende, ne pense pas.
Shedemei eut un reniflement de mépris.
« Très drôle !
Réfléchissons aux motifs possibles de la Gardienne pour sauver les gens d’Akmaro et de Chebeya.
— Tant que nous y sommes, pourquoi ne pas réfléchir aussi à ce que peut bien être cette satanée Gardienne ?
Crois-tu que je n’aie pas fait de recherches là-dessus ? Je te le répète : soit ces renseignements me sont dissimulés, soit ils n’ont jamais été inclus dans ma mémoire, soit enfin ceux qui m’ont fabriquée n’en savaient rien eux-mêmes.
— S’il n’est pas possible de trouver la Gardienne à l’aide de preuves matérielles ni d’archives mémorielles, dit Shedemei, peut-être faudrait-il étudier ce qu’elle veut et ce qu’elle fait, puis chercher l’éventuel mécanisme par lequel elle réalise ses plans, ou une entité quelconque qui bénéficie de ses réalisations.
Tu penses donc que les motifs de la Gardienne pourraient être égoïstes ?
— Pas du tout. Pas plus que je ne profiterai personnellement de l’extension des zones habitables que permettront ces petites légumineuses, si un jour j’obtiens qu’elles produisent un aliment utilisable dans l’environnement à faible teneur en oxygène, à courte saison de croissance et à sol pauvre auquel je les destine. Mais d’autres en profiteront. Donc, si quelqu’un sans moyen de savoir qui je suis voulait en apprendre un peu plus long sur moi, il pourrait déjà fonder ses recherches sur le fait que je m’intéresse particulièrement à augmenter la capacité des humains, des fouisseurs et des anges à coloniser de nouveaux milieux grâce à des ressources vivrières améliorées. Ensuite, il pourrait inférer que je suis d’un type physique me permettant de m’identifier à ces créatures. Ou du moins, déduire de mes agissements qu’il est important pour moi de protéger ces créatures.