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Mon l’avait vue, grande pierre circulaire qui trônait encore au milieu du marché central de la cité. Personne n’avait la moindre idée de ce que signifiait l’inscription qu’elle portait ; l’hypothèse la plus répandue voulait qu’il s’agît d’une imitation primitive d’écriture exécutée par les anges darakembi, après qu’ils avaient entendu dire que les humains savaient écrire les mots et avant qu’ils aient appris eux-mêmes à le faire.

— Alors, dis-moi ! fit Mon d’un ton pressant. C’est la même langue sur les feuilles d’Ilihiak ?

— Selon les Darakembi, Coriantumr a fait des marques dans la terre pour leur montrer ce qu’il fallait graver dans la pierre. Le travail avançait lentement et il est mort avant la fin, mais ils avaient effectué une première reproduction du texte en argile afin de ne pas l’oublier lorsqu’ils le sculpteraient dans la pierre. » Bego se laissa tomber de son perchoir d’enseignement et sortit d’une boîte plusieurs bouts d’écorce enduits de cire. « J’en ai fait une copie d’assez bonne qualité. Qu’en penses-tu ? »

Mon étudia l’inscription composée de cercles concentriques, tous ornés d’étranges dessins tarabiscotés. « On dirait la pierre de Coriantumr, dit-il.

— Non, Mon. C’est celle-ci, la pierre de Coriantumr. » Bego lui tendait une autre écorce, et cette fois l’image gravée dans la cire était identique à celle de la pierre, du moins dans son souvenir.

« Alors, l’autre, c’est quoi ? demanda-t-il.

— Une inscription circulaire tirée d’une des feuilles d’or. »

Mon émit un hululement d’appréciation – et s’aperçut, à sa vive contrariété, que sa voix ne montait plus aussi haut que celle d’un ange. Hululer d’une voix grave d’adulte, ça faisait idiot.

« Voici donc la réponse à ta question, Mon : oui, les langues semblent identiques. L’ennui, c’est qu’il n’existe pas d’analogue connu à ce système d’écriture. Manifestement, il ne se laisse décoder par aucune méthode imaginable.

— Mais toutes les langues humaines dérivent à la base de celle des Nafari, celles du ciel et celles de la boue – de la terre, pardon – sont fondées sur des sources communes, et…

— Et moi, je te répète que celle-ci n’est apparentée à aucune que l’on connaisse. »

Mon réfléchit un instant. « Eh bien… est-ce que Père s’est servi de l’Index ?

— L’Index a répondu à ton père que c’était à nous de travailler sur les feuilles d’or pendant un moment. »

Mon fronça les sourcils. « Mais si le roi détient l’Index, c’est bien pour pouvoir lire tous les types d’écriture et comprendre toutes les langues !

— Pourtant, le Gardien de la Terre ne veut pas nous traduire celle-ci, dirait-on.

— Attends, Bego : si le Gardien ne veut pas que nous déchiffrions ce texte, pourquoi a-t-il laissé les espions d’Ilihiak le découvrir ?

— Il ne les a pas laissés le découvrir : il les y a carrément menés à l’aide de rêves.

— Alors, pourquoi empêcher l’Index d’apprendre à Père ce que signifient les inscriptions ? C’est idiot !

— Ah, bravo ! On laisse un gosse de ton âge juger le Gardien de la Terre et tout ce qu’il trouve à en dire, c’est qu’il est… idiot ? Excellent ! Je vois que c’est l’humilité que tu t’es attaché à cultiver le plus ! »

Mon resta impavide devant l’avalanche de sarcasmes. « C’est donc toi que Père a désigné pour travailler dessus ? »

Bego acquiesça. « Il fallait bien que quelqu’un s’en charge – parce que c’est ce que l’Index nous a conseillé. Ton père n’est pas expert en langues, s’étant toujours reposé sur l’Index. C’est à moi qu’échoit l’énigme.

— Et tu penses que je pourrais t’aider ?

— Comment le savoir ? L’idée m’en est venue parce qu’à plusieurs reprises dans les textes – les textes nafari – les plus anciens, l’Index est décrit comme une machine, et toujours en relation avec Surâme, jamais avec le Gardien de la Terre. »

Mon ne comprenait pas où il voulait en venir. Bego poursuivit :

« Et si le Gardien de la Terre et Surâme n’étaient pas la même personne ? »

Cette hypothèse, Mon l’avait souvent entendu formuler, mais il n’avait jamais compris en quoi elle pouvait avoir de l’importance. « Eh bien ?

— Dans les inscriptions les plus archaïques, il me semble que Surâme aussi est considéré comme une machine. »

C’était de l’hérésie. Mais Mon se tut, car Bego n’était pas un traître, il le savait. Par conséquent, sa déclaration devait avoir un sens qui ne remettait pas en cause le fait que le Gardien de la Terre avait choisi Nafai comme premier roi des Nafari, puis ses enfants après lui, pour aboutir aujourd’hui à Père.

« Que le Gardien de la Terre ait créé Surâme ou que celui-ci se soit engendré tout seul, je l’ignore et je ne peux pas le deviner, reprit Bego. Je suis archiviste, pas prêtre, je ne prétends donc pas avoir réponse à tout – seulement savoir où les réponses des autres sont inscrites. Mais imaginons que l’Index ne puisse pas traduire ces hiéroglyphes parce que lui et Surâme sont totalement incapables de déchiffrer ce langage ? »

C’était là une notion si dérangeante que Mon dut se lever et se mit à marcher autour du bureau. « Bego, comment le Gardien de la Terre pourrait-il ne pas savoir quelque chose ? Tout ce qui est connaissable, il le connaît !

— Je n’ai pas parlé du Gardien. J’ai dit “Surâme”. »

Ah ! c’était donc pour cela que Bego insistait tant pour faire la distinction. Mais le problème n’était pas si simple pour Mon. Depuis toujours, il croyait que les termes de « Surâme » et de « Gardien de la Terre » étaient interchangeables. En conséquence, il lui paraissait un peu trop facile de prétendre, lorsqu’on tombait sur une inscription indéchiffrable par l’Index, que Surâme était nécessairement différent du Gardien, qui conservait ainsi son omniscience. Et si, à l’inverse, le Gardien et Surâme ne faisaient qu’un – un qui ne savait pas déchiffrer l’inscription ? Idée sidérante que celle d’un Gardien à qui manquait l’omniscience – mais il fallait en envisager la possibilité, non ? « Pourquoi le Gardien n’aurait-il pas envoyé les espions d’Ilihiak en Opustoshen pour qu’ils te remettent les textes, à toi, de façon que tu les lui traduises, à lui ? »

Bego secoua la tête en riant. « Tu veux que les prêtres viennent te bourdonner aux oreilles comme des moucherons ? Ce genre d’idées, garde-les pour toi, Mon. C’est déjà beaucoup de hardiesse de ma part d’envisager que Surâme ne puisse pas déchiffrer ces textes. D’ailleurs, ça n’a pas vraiment d’importance. On m’a confié la tâche de les traduire. J’ai quelques vagues idées, mais aucun moyen de savoir si elles sont justes. »

Soudain, Mon comprit quelle forme d’aide Bego attendait de lui. « Tu me crois capable de sentir si tu te trompes ou non, c’est ça ?

— On t’a vu le faire, déjà, Mon. Tu sais parfois ce que personne ne peut savoir. C’est Edhadeya qui a rêvé des Zenifi, mais c’est toi qui as su qu’il s’agissait d’un vrai rêve. Tu pourras peut-être aussi me dire si ma traduction est valide.

— Mais mon don me vient du Gardien, et s’il ne sait pas…

— Eh bien, tu ne pourras pas m’aider. À moins encore que ton talent ne fonctionne que sur… bah, autre chose. Mais ça vaut la peine d’essayer. Je vais te montrer ce que j’ai déjà fait. »