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« Alors, que sais-tu de tout cela ? reprit Didul. Tu ne te rappelles même pas avoir été à la cour, je parie ? Pourtant, tu y es venu. Je t’ai vu, tu tenais la main de ton père. Il t’a présenté au roi. »

Akma secoua la tête. « Je ne m’en souviens pas.

— C’était le jour des familles. Tout le monde était là. Toi, tu étais tout petit ; pourtant, je me souviens de toi, parce que tu n’avais pas l’air impressionné ni effrayé ni rien. Hardi comme un page ! Le roi l’avait remarqué : “Cet enfant fera son chemin dans la vie, s’il est déjà si brave.” Mon père ne l’a pas oublié ; c’est pourquoi il m’a envoyé te chercher. »

Akma sentit un frisson de plaisir le traverser : Pabulog avait mis son fils à sa recherche parce qu’il s’était montré courageux quand il était bébé ! Il se revit se jetant sur le soldat qui menaçait sa mère. Il ne s’était jamais considéré comme brave jusque-là, mais c’était vrai, il s’en rendait maintenant compte.

« Pour en revenir à nos moutons, reprit Didul, Khideo s’apprêtait à tuer Nuak. Il paraît qu’il essayait de pousser Nuak à se battre, mais la réponse était toujours la même : « Je suis le roi ! Rien ne me force à te combattre ! » Et Khideo braillait : « Ne m’obligez pas à vous tuer comme un chien ! » À un moment, Nuak s’est réfugié tout en haut de la tour et Khideo était sur le point de l’achever lorsque le roi s’est tourné vers la frontière du pays des Elemaki ; là, il a vu la plus grande armée de fouisseurs qu’on puisse imaginer qui fondait comme un ouragan sur notre terre. Alors, Khideo lui a laissé la vie sauve pour qu’il puisse commander la défense ; mais, en guise de défense, Nuak a ordonné aux soldats de s’enfuir afin de ne pas se faire tuer. C’était un ordre lâche, humiliant, et les hommes de la trempe de Khideo n’y ont pas obéi.

— Ton père, si, par contre.

— Il devait se plier aux ordres du roi. C’est le devoir d’un prêtre. Le roi avait dit aux soldats de laisser leur femme et leurs enfants dans la cité, mais Père a refusé, ou du moins il m’a emmené. Il m’a emporté sur son dos poursuivre l’armée, et pourtant je pesais déjà mon poids et lui n’était plus tout jeune. C’est comme ça que j’étais présent quand les soldats ont pris conscience que leurs épouses et leurs enfants étaient sans doute en train de se faire massacrer dans la cité. Alors, ils ont mis le vieux Nuak tout nu, l’ont attaché entre quatre piquets et lui ont appliqué des brandons sur la peau. Il criait, criait ! » Didul sourit. « Tu ne croirais pas comme elle pouvait hurler, cette vieille saucisse ! »

Rien qu’à l’imaginer, la scène paraissait atroce. Akma était épouvanté du détachement avec lequel Didul la racontait, alors qu’il y avait assisté.

« Naturellement, au bout d’un moment, on a commencé à se demander qui rôtir d’autre ; les prêtres faisaient des victimes toutes désignées, Père s’en est rendu compte ; il a donc prononcé quelques mots à voix basse en langue liturgique et il nous a emmenés à l’abri.

— Pourquoi ne pas être retournés à la cité ? Elle était détruite ?

— Non, mais, d’après Père, ses habitants n’étaient pas dignes d’avoir de vrais prêtres qui connaissaient la langue secrète, le calendrier et tout le reste. Bref, des gens qui savent lire et écrire, tu comprends. »

Akma était perplexe. « On n’apprend pas à tout le monde à lire et à écrire ? »

L’expression de Didul se fit soudain furieuse. « C’est le plus grand crime de ton père : il apprenait à tout le monde à lire et à écrire ! À tous ceux qui croyaient ses mensonges et qui avaient quitté en douce la cité pour le rejoindre, même aux paysans, c’est-à-dire la majorité, et même aux gardeurs de dindons ! À tout le monde ! Pourtant il avait prononcé des vœux solennels quand il avait été sacré prêtre. Il avait juré de ne jamais révéler les secrets de la prêtrise. Et voilà qu’il les enseignait à tout le monde !

— Père dit que les gens doivent tous être des prêtres.

— Les gens ? C’est ce qu’il dit ? » Didul éclata de rire. « Pas seulement les gens, Akma. Il ne voulait pas apprendre à lire seulement aux gens ! »

Akma se représenta son père en train d’apprendre à lire au surveillant ; il essaya d’imaginer un fouisseur penché sur un livre, s’évertuant à tenir un stylo à la main et à faire des marques sur la cire des tablettes. Il en eut la chair de poule.

« Tu as faim ? » demanda Didul.

Akma hocha la tête.

« Viens manger avec moi et mes frères. » Didul l’emmena dans l’ombre d’un taillis, derrière la butte des communaux.

Akma connaissait l’endroit : avant l’arrivée des fouisseurs qui les avaient asservis, c’est là que Mère réunissait les enfants pour leur faire la classe et jouer tranquillement avec eux pendant que Père prodiguait son enseignement aux adultes sur la butte. Il ressentit une impression curieuse à découvrir là un grand panier de fruits et de gâteaux ainsi qu’un tonneau de vin, avec des fouisseurs occupés à servir trois humains. Ces créatures détonnaient dans ce bosquet où sa mère organisait jadis des jeux.

Mais pas les humains. Ou plutôt, ils auraient été à leur place n’importe où. L’un était petit, à peine de l’âge d’Akma, les deux autres plus vieux et plus grands que Didul ; ce n’étaient déjà plus des adolescents mais des hommes. L’un d’eux ressemblait beaucoup à Didul, en moins beau : les yeux peut-être un peu trop rapprochés, le menton un soupçon trop prononcé. Le portrait de Didul, mais perverti, inférieur, inachevé.

L’autre, en revanche, était aussi dissemblable de l’adolescent qu’on pouvait l’imaginer. Autant Didul était gracieux, autant celui-ci était fort ; autant le visage de l’un semblait ouvert et lumineux, autant l’autre paraissait soucieux, sombre et fermé. Il était si puissamment charpenté qu’Akma s’étonna : comment parvenait-il à saisir un fruit sans l’écraser entre ses doigts ?

Manifestement, Didul avait remarqué lequel de ses frères avait retenu l’attention d’Akma. « Ah, oui, tout le monde le regarde comme ça. Pabul, mon frère. Il commande des armées de fouisseurs. Il a déjà tué à mains nues. »

À ces mots, Pabul leva les yeux et jeta un regard noir à Didul.

« Pabul n’aime pas que je raconte cette histoire, mais je l’ai vu un jour attraper un soldat fouisseur adulte et lui briser le cou, comme une branche sèche. Clac ! Le bestiau a pissé partout. »

Pabul haussa les épaules et se remit à manger.

« Sers-toi, reprit Didul. Assieds-toi avec nous. Mes frères, je vous présente Akma, le fils du traître. »

Celui qui ressemblait à l’adolescent cracha par terre.

« Ne sois pas grossier, Udad, fit Didul. Dis-lui de ne pas être grossier, Pabul.

— Dis-lui toi-même », répondit Pabul à mi-voix. Mais Udad réagit comme si Pabul avait menacé de le tuer : il se tut aussitôt et se replongea dans son repas.

Le plus jeune ne quittait pas Akma des yeux, comme s’il le jaugeait. Enfin : « Je te battrais facilement, dit-il.

— Ferme-la et mange, macaque, fit Didul. Lui, c’est Muwu, le petit dernier, et on n’est pas sûrs qu’il soit humain.

— Tais-toi, Didul ! s’écria l’enfant, soudain furieux, comme s’il savait ce qui allait suivre.

— On suppose que Père s’est enivré un jour et qu’il l’a engendré avec une fouisseuse. Tu as vu ce petit pif de rat ? »

Avec un hurlement de rage, Muwu se précipita sur Didul qui para sans mal son attaque. « Arrête, Muwu, tu vas mettre de la terre dans la nourriture ! Arrête !

— Arrête, dit Pabul sans élever la voix, et Muwu abandonna aussitôt ses assauts contre Didul.