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— Je voudrais être mieux que je ne suis, oui. Je voudrais savoir voler, oui. »

Edhadeya avait l’habitude : les garçons discutent toujours comme s’ils avaient les forces de la logique pour eux, même lorsqu’ils pataugent dans l’irrationnel intégral, même lorsque leur « logique » défie l’évidence. « Tu voudrais participer aux jeux et aux danses aériennes des jeunes anges, prendre part au chant du soir ; je te vois mal faire ça tout seul.

— Ce n’est pas la même chose. »

Ah, c’est ça, redéfinissons les termes pour éliminer la contradiction ! Ce genre de discussion exaspérait Edhadeya parce qu’ensuite les garçons s’en allaient répétant que les filles n’étaient pas logiques, qu’elles obéissaient à leurs émotions et qu’on ne pouvait pas avoir de conversations intelligentes avec elles – alors que c’étaient les garçons qui fuyaient l’évidence et modifiaient constamment leurs arguments pour les faire coïncider avec ce qu’ils voulaient croire ! Edhadeya, elle, était d’un réalisme implacable et refusait de nier ses propres sentiments ou les faits qu’elle observait autour d’elle, tout comme elle refusait de nier qu’elle parvenait d’abord aux conclusions à cause de ses plus secrets désirs et ne fabriquait qu’ensuite les arguments nécessaires à les étayer. Il n’y avait que les garçons pour être stupides au point de confondre arguments et motifs profonds.

Mais il était inutile d’expliquer tout cela à Mon. Edhadeya était fatiguée et n’avait aucune envie de s’embarquer dans une discussion interminable. Elle lui fit donc une réponse la plus simple possible : « Si, c’est la même chose. »

Naturellement, Mon se sentit autorisé à ne pas en tenir compte. « Je ne veux pas faire partie des plans du Gardien, voilà. Qui sait ce qu’il manigance, et qui s’y intéresse ? Je ne veux pas y participer !

— Tout le monde y participe, rétorqua Edhadeya. Autant y tenir une place importante, non ?

— Sa marionnette préférée ? fit Mon avec mépris.

— Son ami de bon gré, plutôt.

— Si c’est un ami, j’aimerais qu’on voie sa tête de temps en temps ! Qu’il vienne donc nous rendre une petite visite ! »

Edhadeya jugea qu’il était temps d’injecter un peu de réalisme dans la discussion. « Je connais la vraie raison de ta colère.

— J’espère bien : je viens de te la dire !

— Tu es en colère parce que tu voudrais que ce soit toi qui commandes, qui tires tous les plans ! »

Une expression d’étonnement passa dans le regard de son frère : elle avait mis le doigt sur une vérité dont il n’avait pas eu conscience jusque-là. Mais il se cabra, bien entendu. « Tu as peut-être à moitié raison, dit-il. Tous les plans qui me concernent, je veux en être responsable.

— Et, naturellement, tu ne veux jamais qu’un autre agisse le moins du monde selon les plans que tu as dressés pour lui ?

— Exact. Je ne demande rien à personne, et personne n’a rien à exiger de moi. C’est ça, le vrai bonheur ! »

Edhadeya était fatiguée et Mon se montrait inhabituellement bouché. « Mon, tu ne tiens pas cinq minutes sans me dire ce que je dois faire ! »

Mon fut outré. « Je ne t’ai rien dit de faire de toute la conversation !

— Tu n’arrêtes pas de me dire ce que je dois penser.

— Je te dis ce que je pense, moi !

— Tiens donc ! Et tu n’essayais pas de me convaincre de tomber d’accord avec toi ? »

Si, bien sûr, et il le savait ; ses prétentions à ne vouloir contrôler personne volaient en éclats, mais jamais Mon n’accepterait de le reconnaître. Edhadeya s’amusait toujours d’observer l’affolement au fond des yeux de ses frères lorsqu’ils étaient acculés et cherchaient désespérément à se sortir de leur propre absence de logique. « J’essayais, dit enfin Mon, de te faire comprendre !

— Donc, tu cherchais bien à me faire faire quelque chose !

— Mais non ! Je me fiche bien de ce que tu peux faire, penser, comprendre ou je ne sais quoi !

— Dans ce cas, pourquoi est-ce que tu me parles ? demanda-t-elle avec un sourire suave.

— Je me parlais à moi-même ! Tu étais là par hasard ! »

Toujours plus calme et sereine en proportion inverse de l’énervement de Mon, Edhadeya répondit d’une voix douce : « Si tu ne cherches pas à contrôler mes pensées, pourquoi hausser le ton ? Et pourquoi discuter avec moi, d’abord ? »

Enfin, Mon était réduit à quia. Il était honnête : quand il ne pouvait plus éviter la vérité, il l’affrontait. C’est ce qui faisait de lui le frère préféré d’Edhadeya ; ça et le fait qu’Aronha était toujours trop occupé et les autres beaucoup trop jeunes.

« Je te déteste ! cria Mon. T’essayes seulement de me régenter et de me rendre cinglé ! »

Elle ne put résister au plaisir de le taquiner. « Comment pourrais-je régenter quelqu’un d’aussi libre que toi ?

— Va-t’en ! Fiche-moi la paix !

— Ah ! Le marionnettiste a parlé ! » Elle s’éloigna de lui d’une démarche raide, sans bouger les bras. « La marionnette obéit, elle bouge. Quel est le plan de Mon pour elle ? Il veut qu’elle s’en aille.

— Je te déteste vraiment », dit Mon. Mais elle voyait bien qu’il se donnait beaucoup de mal pour ne pas éclater de rire.

Elle se retourna vers lui, sérieuse à présent. « Tu me détestes seulement parce que je veux être ma propre maîtresse et nourrir mes propres pensées au lieu des tiennes. La Gardienne m’envoie des rêves plus intéressants que les tiens ! Bonne nuit, mon cher frère ! »

Mais Mon, furieux et humilié, refusa de la lâcher. « Tu te fiches du Gardien ! Tout ce qui t’amuse, c’est de te moquer de moi !

— C’est vrai, j’aime bien me moquer de toi – mais je ne me fiche pas de la Gardienne. Je veux participer à ses plans parce que je pense qu’elle veut notre bonheur.

— Eh bien, bravo pour les résultats ! Je suis au septième ciel ! » Mon avait les yeux pleins de larmes. Edhadeya savait combien il avait horreur de cela ; elle résolut de ne pas le provoquer davantage, pour ne pas l’humilier.

« Il ne s’agit pas de nous rendre heureux individuellement et tout le temps, dit-elle. Elle veut que tous ensemble nous soyons en paix, que nous nous entendions, que nous nous aidions mutuellement à vivre aussi heureux que nous le voulons, que nous le pouvons. » Elle se remémora les paroles d’Uss-Uss. « La Gardienne en a assez que nous ayons des esclaves et des maîtres, que nous déclarions la guerre à tout le monde, que nous nous haïssions les uns les autres. Elle ne veut pas que nous nous détruisions comme les Rasulum. »

Devant l’air ahuri de Mon, elle comprit qu’il avait dû dormir pendant toute la fin de la traduction. « Je croirai que le Gardien veut mon bonheur le jour où il me poussera des ailes ! » grogna-t-il, morose.

Elle ne résista pas à lui adresser une dernière pique. « Ce n’est pas la faute de la Gardienne si tu n’as encore rien trouvé d’utile à faire de tes mains ! »

Et sans attendre sa riposte elle s’enfuit dans sa chambre. Mais à peine fut-elle seule qu’elle s’en voulut de lui avoir décoché cette flèche venimeuse. Car il avait beau, durant la conversation, nier en bloc, se trouver des excuses, bref se défendre bec et ongles, elle savait que dans le secret de son esprit il reconnaîtrait la vérité. Il saurait ce qui était vrai.

Pourtant, avec ce don merveilleux de discerner le vrai du faux, comment ne comprenait-il pas qu’à se vouloir différent de ce qu’il était, il se trompait du tout au tout, il se gâchait l’existence et s’empoisonnait le cœur ?

À moins que cet ardent désir d’être un ange ne lui ait été insufflé par la Gardienne ?

Elle s’allongea sur son matelas ; comme d’habitude, elle se releva aussitôt pour en ôter les trois carreaux moelleux que les servantes y plaçaient sur l’ordre de Dudagu « parce qu’une dame ne dort pas à la dure comme un soldat ». Edhadeya ne se fatiguait pas à réprimander Uss-Uss parce qu’elle n’enlevait pas le rembourrage : quand la femme du roi donnait un ordre, aucune servante n’osait lui désobéir, et il aurait été cruel de reprocher à Uss-Uss de faire ce qu’il fallait pour survivre.