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Akmaro resta songeur un instant. « Et où étais-tu, toi ?

— Moi ? Comment ça ?

— Dans ton rêve. Où étiez-vous, toi et tes frères ?

— Je ne sais pas. Je ne nous voyais pas.

— Dans ce cas… cela me semble évident, non ? »

Didul détourna les yeux. « Je n’ai pas honte d’affronter mon père après ce que nous avons fait ici. C’était la seule façon d’employer avec justice l’autorité qu’il nous avait donnée.

— Pourquoi ne vous trouvait-il pas ici, dans ton rêve ?

— Un fils trahit-il son père ?

— Si un père ordonne à son fils de commettre un crime si horrible qu’il ne pourra plus jamais se regarder en face, est-ce trahison de la part du fils de désobéir à son père ?

— Ça y est, tu recommences : avec toi, les questions deviennent plus compliquées qu’à l’origine !

— Elles deviennent plus vraies.

— Est-ce un vrai rêve ?

— Je pense.

— Comment allez-vous vous échapper ? Les gardes demeurent loyaux à Père. Ils nous obéissent, mais ils ne vous laisseront pas vous enfuir.

— Tu l’as vu dans ton rêve ; le Gardien l’a déjà fait une fois : lorsque les Nafari ont faussé compagnie aux Elemaki, au commencement de notre installation sur Terre, le Gardien a plongé les ennemis des Nafari dans un profond sommeil. Ils ne se sont réveillés qu’une fois les Nafari à bonne distance.

— Tu ne peux pas te fonder sur mon rêve pour compter là-dessus !

— Et pourquoi pas ? On pourrait faire confiance à ton songe pour nous prévenir que ton père arrive, mais pas pour nous apprendre comment le Gardien entend nous sauver ? »

Didul eut un rire chevrotant. « Et si ce n’est pas un vrai rêve ?

— Eh bien, les gardes nous captureront. En quoi serait-ce pire que d’attendre l’arrivée de ton père ? »

Didul fit la grimace. « Je ne suis pas Binaro. Je ne suis pas toi. Je ne suis pas Chebeya. Personne ne doit risquer sa vie à cause d’un rêve que j’ai fait !

— N’aie pas d’inquiétude. Ces gens risqueront leur vie parce qu’ils ont foi dans le Gardien. »

Didul secoua la tête. « C’est trop important. C’est une trop grande décision à prendre sur la seule foi de mon rêve ! »

Akmaro se mit à rire. « Si ton rêve n’avait aucun fondement réel, Didul, personne ne s’y intéresserait ! » Il lui mit la main sur l’épaule. « Va dire à tes frères que je leur demande d’y penser : dans ton songe, votre père ne vous trouve pas ici. C’est à vous de décider. Mais gardez ceci à l’esprit : si le Gardien vous considère comme des ennemis de mon peuple, alors, aux petites heures du matin, vous dormirez pendant que nous partirons. Si, par contre, vous vous éveillez, c’est que le Gardien vous invite à nous accompagner ; il vous déclare sa confiance et votre appartenance à notre groupe.

— Ou alors, c’est que j’ai la vessie pleine et que je dois me soulager d’urgence ! »

Akmaro se remit à rire, puis se détourna. L’adolescent parlerait à ses frères. Ils prendraient leur décision. Elle ne concernait qu’eux et le Gardien.

Presque aussitôt, Akmaro aperçut son fils Akma debout dans le champ, en nage d’avoir ramassé des pommes de terre. L’enfant le regardait. Il regardait aussi Didul qui s’éloignait. À quoi ressemblait la scène à ses yeux ? Quand j’ai posé la main sur l’épaule de Didul, quand j’ai éclaté de rire, qu’a-t-il vu ? Et quand ce soir je parlerai à tous du rêve de Didul, quand je leur demanderai de se préparer parce que la voix du Gardien nous est parvenue pour nous annoncer notre délivrance dès demain, quand je leur dirai tout cela, tous se réjouiront de savoir que le Gardien ne nous a pas abandonnés. Mais mon fils enragera au fond de son cœur parce que c’est Didul qui aura fait le rêve et non lui.

L’après-midi s’acheva ; le soleil, caché depuis longtemps derrière les montagnes, éteignit ses dernières lueurs. Akmaro rassembla son peuple et lui dit de se préparer car on partirait dans les heures qui précèdent l’aube. Il parla du rêve. Il révéla qui l’avait fait. Nul n’éleva le moindre doute, nul ne posa de question. Personne ne s’écria « Est-ce un piège ? Est-ce une ruse ? » parce que tous connaissaient les Pabulogi et savaient combien ils avaient changé.

Dès potron-minet, Akmaro et Chebeya réveillèrent leurs enfants. Puis Akmaro s’en alla vérifier que tous en avaient fait autant et s’apprêtaient au départ. On n’enverrait personne surveiller les gardes : soit ils dormaient… soit ils ne dormaient pas. Inutile de s’en inquiéter ; si l’interprétation du rêve s’avérait erronée, tant pis.

Dans la hutte, tandis qu’Akma aidait à remplir les sacs de vivres, de vêtements de rechange, d’outils et de cordes, sa mère lui parla : « Didul n’y est pour rien, tu sais. Ce n’est pas lui qui a voulu ce rêve, et ton père n’a pas choisi de l’entendre de sa bouche. C’est la Gardienne qui l’a décidé.

— Je sais.

— La Gardienne essaye de t’enseigner à accepter ses dons, quelle que soit la personne qui lui sert d’intermédiaire ; elle veut que tu pardonnes. Ces garçons ne sont plus ceux qui te tourmentaient. Ils ont demandé ton pardon. »

Akma interrompit son travail et planta les yeux dans ceux de sa mère. D’un ton dépourvu de rancœur – dépourvu de la moindre émotion – il dit : « Ils l’ont demandé, mais j’ai refusé.

— C’est indigne de toi, je trouve, Akma. Au début, c’était compréhensible ; la meurtrissure était encore récente.

— Tu ne comprends pas.

— Je le sais bien. C’est pourquoi je te supplie de m’expliquer.

— Je ne les ai pas pardonnés. Il n’y avait rien à pardonner.

— Comment ça ?

— Ils agissaient comme leur père le leur avait appris. J’agissais comme mon père me l’avait appris. C’est tout. Les enfants ne sont rien d’autre que les instruments de leurs parents.

— C’est affreux, ce que tu dis là !

— C’est affreux, oui. Mais un jour viendra où je ne serai plus un enfant, Mère. Et ce jour-là, je ne serai l’instrument de personne.

— Akma, toute cette haine dans ton cœur t’empoisonne. Ton père enseigne à pardonner, à oublier la haine et…

— C’est la haine qui m’a soutenu quand l’amour m’a manqué. Crois-tu que je vais y renoncer maintenant ?

— Cela vaudrait mieux, je pense. Avant qu’elle ne te détruise.

— C’est une menace ? Le Gardien va me foudroyer ?

— Je n’ai pas dit avant qu’elle ne te tue. Tu peux être mis en pièces en tant que personne bien avant que ton corps soit prêt à descendre dans la terre.

— Toi et Père pouvez penser de moi ce qui vous plaît. Détruit, mis en pièces, ce que vous voulez ; ça m’est égal.

— Je ne crois pas que tu sois détruit. »

La voix flûtée de Luet s’éleva. « Il n’est pas méchant, Mère. Toi et Père, vous ne devez pas parler de lui comme s’il était mauvais. »

Chebeya était atterrée. « Mais nous n’avons jamais dit ça, Luet ! Qu’est-ce qui te prend ? »

Akma eut un petit rire. « Luet n’a pas besoin de vous entendre parler pour savoir la vérité. Vous ne comprenez donc toujours pas son talent ? Ou bien le Gardien ne vous a pas envoyé de rêve pour vous l’expliquer ?

— Akma, ne vois-tu pas que ce n’est pas ton père ni moi que tu combats ? C’est la Gardienne !

— Ça pourrait être le monde entier et tous ses habitants, qu’ils volent, marchent ou fouissent : je m’en fiche ! Je – ne – me – soumettrai – pas ! » Manifestement conscient de l’emphase dramatique – et vaguement ridicule, venant d’un enfant de cet âge – de sa déclaration, Akma mit son sac à l’épaule et sortit.