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Seule la lumière de la lune éclairait leurs pas lorsqu’ils abandonnèrent cette terre qu’ils avaient rendue, un bref laps de temps, fertile en récoltes généreuses. Personne ne regarda en arrière. Derrière eux, pas un bruit ne signala la moindre alerte. Pourtant, leurs troupeaux de dindes et de chèvres n’étaient pas discrets et les fugitifs bavardaient même parfois entre eux ; mais nul ne les entendit.

Et quand ils franchirent la dernière colline qui marquait la limite des terres qu’ils connaissaient, ils virent les Pabulogi qui les attendaient dans l’ombre de la forêt de conifères. Akmaro les étreignit ; ils rirent, pleurèrent et embrassèrent certains de leurs compagnons, hommes et femmes. Puis Akmaro pressa son peuple de continuer et ils reprirent ensemble leur route.

Ils campèrent dans une vallée écartée ; riant, ils chantèrent en chœur et se réjouirent parce que le Gardien les avait délivrés de leurs chaînes. Mais, au milieu de leur fête, Akmaro leur fit lever le camp et reprendre leur fuite le long de la vallée, par des chemins inconnus, car Pabulog était arrivé, avait trouvé les gardes endormis, et une armée était maintenant à leurs trousses.

Suivre des pistes non répertoriées était périlleux, surtout à cette époque de l’année. Comment savoir quelles vallées seraient sous la neige et lesquelles seraient dégagées ? Pratiquement, chacune des milliers de vallées du massif avait son climat propre, qui dépendait des mouvements et de la nature des vents, humides ou secs, froids ou chauds. Mais, compte tenu de l’altitude, il faisait assez doux sur le chemin qu’ils avaient pris, et pas trop humide, sans toutefois qu’il manque d’eau pour les bêtes. Onze jours plus tard, ils sortirent des montagnes au débouché d’une petite vallée qu’aucune sentinelle ne surveillait, car les Elemaki n’attaquaient jamais par là. Dans l’après-midi, ils étaient au bord du fleuve et, malgré les directives des prêtres sur l’autre rive, Akmaro refusa de laisser ses gens entrer dans l’eau.

« Ces hommes et ces femmes ont déjà connu la renaissance, dit-il.

— Mais pas sous l’autorité du roi, répondirent les prêtres.

— En effet : sous celle du Gardien de la Terre, qui est plus grand que tous les rois.

— Alors, si vous franchissez ces eaux, ce sera un acte de guerre.

— Dans ce cas, nous ne traverserons pas, car nous ne voulons de mal à personne. »

Pour finir, Motiak en personne se déplaça et passa le pont pour discuter avec Akmaro. Ils restèrent face à face un moment et les spectateurs de part et d’autre du fleuve attendirent de voir comment le roi allait remettre à sa place cet étranger présomptueux. À la surprise générale, Motiak étreignit Akmaro et son épouse, puis prit la main de leur fils et de leur fille et leur fit franchir le pont, les adultes à sa suite. Aucun d’entre eux ne toucha les eaux du Tsidorek ce jour-là et Motiak fit une proclamation : ces gens étaient d’authentiques citoyens de Darakemba, car le Gardien de la Terre en avait déjà fait des femmes et des hommes nouveaux.

Le soleil ne s’était pas encore couché qu’Ilihi arrivait déjà pour accueillir Akmaro ; ce furent de joyeuses retrouvailles et jusque tard dans la nuit ils se racontèrent leurs existences respectives depuis leur séparation. Dans les jours qui suivirent, de nombreux citoyens de la terre de Khideo firent le voyage jusqu’en Darakemba pour revoir de vieux amis et, parfois, des parents qui avaient quitté Zidom poursuivre Akmaro dans son exil.

Les retrouvailles ne s’arrêtèrent pas là. Motiak fit convoquer le peuple de Darakemba sur l’esplanade au bord du fleuve. Là, il fit lire à voix haute par ses clercs l’histoire des Zenifi, puis celle des Akmari, et la foule s’émerveilla des multiples interventions du Gardien pour les préserver. Ensuite, les fils de Pabulog s’avancèrent et prièrent Akmaro de les immerger dans le fleuve. Lorsqu’ils en ressortirent, ils rejetèrent sans équivoque leurs anciennes identités : « Nous ne sommes plus les Pabulogi, dit Pabul, et ses frères lui firent écho. Nous sommes désormais des Nafari et notre seul père est le Gardien de la Terre. Nous considérerons Akmaro et Motiak comme nos pères spirituels ; mais nous ne demandons aucun héritage autre que celui du plus simple citoyen de Darakemba. »

Quand les gens de Darakemba s’étaient rassemblés, ils s’étaient répartis comme toujours, les descendants des Darakembi d’origine à la gauche du roi, ceux des Nafari à sa droite. Et à l’intérieur de ces groupes, ils s’étaient encore subdivisés, car les Nafari conservaient le souvenir, d’après le lignage paternel, de qui était issibi, oykibi, yasoi ou zdorabi. Et dans les deux groupes principaux, les gens du ciel et ceux du milieu se distribuaient séparément selon leurs clans ; en retrait se trouvaient les rares fouisseurs libres citoyens.

Une fois achevée la lecture des récits historiques, Motiak se leva et dit : « Nul ne peut douter de l’intervention manifeste du Gardien dans tout ce que nous avons vu et entendu. Ces derniers jours, j’ai passé tous mes instants en compagnie d’Akmaro et Chebeya, deux grands professeurs envoyés par le Gardien pour nous apprendre à vivre en dignes dépositaires de la terre qu’il nous a donnée. À présent, Akmaro va s’adresser à vous, investi d’une autorité supérieure à celle des rois. »

Cette extraordinaire déclaration fit courir des murmures dans la foule. Puis les gens écoutèrent Akmaro qui se déplaçait de groupe en groupe parmi eux ; d’autres hommes et femmes des Akmari en firent autant, chacun délivrant une partie du message que le Gardien avait transmis par l’intermédiaire de Binaro bien des années plus tôt, le message pour lequel Binaro était mort. Tous ne croyaient pas entièrement ce qu’on leur disait, et certaines idées étaient choquantes, car Akmaro décrivait les fouisseurs, les anges et les humains comme frères et sœurs. Mais nul n’osait le contredire car il avait l’amitié du roi – et puis beaucoup, la majorité peut-être, surtout parmi les pauvres, adhéraient de tout leur cœur à ses paroles.

Ce jour-là, nombreux furent ceux qui s’immergèrent dans le fleuve pour renaître sous la main d’Akmaro et de ses disciples. Et comme l’après-midi tirait à sa fin, Motiak fit lire une autre proclamation :

« Désormais, les prêtres ne seront plus serviteurs du roi, nommés par le roi et résidant auprès du roi pour célébrer les grandes cérémonies publiques. Désormais, Akmaro sera le grand-prêtre et il aura le pouvoir d’ordonner des prêtres subalternes dans toutes les cités, toutes les villes et tous les villages présentement sous mon autorité. Ces prêtres du Gardien ne seront pas rétribués sur le trésor public, mais travailleront de leurs mains comme tout le monde ; nulle tâche ne sera trop humble pour eux, nul fardeau trop lourd. Quant aux prêtres qui m’ont servi si fidèlement jusqu’à aujourd’hui, ils ne seront pas oubliés. Je les délierai de leurs devoirs et leur ferai don, sur mon trésor personnel, d’un subside suffisant pour s’installer dans des métiers respectables ; ceux qui souhaiteront enseigner pourront devenir professeurs ; et quelques-uns auront leur place à mes côtés en tant que clercs et archivistes. Qu’ils n’aillent pas croire que ces changements découlent d’un déshonneur qu’ils se seraient attiré. Mais plus jamais un roi ne pourra se servir de ses prêtres comme Nuab l’a fait avec Pabulog et ses desservants – comme d’instruments d’oppression, de mensonge et de cruauté. Dorénavant, les prêtres n’auront aucun pouvoir politique et en retour le roi ni aucun gouvernant n’aura l’autorité pour nommer ou décharger un prêtre.

« Par ailleurs, continuait la proclamation, quand vous, le peuple, vous rassemblerez, vous ne vous diviserez plus en Nafari et Darakembi, ni en tribus ou clans séparés, et il n’y aura plus de distinction entre gens de la terre, du ciel et du milieu. Quand vous m’obéissez, à moi le roi, vous êtes tous nafari, tous darakembi. Et quand vous vous réunirez avec les prêtres pour entendre les enseignements du Gardien, vous serez les Protégés et cette relation ne regardera que vous et le Gardien de la Terre : nul pouvoir temporel, que ce soit celui d’un roi, d’un gouverneur, d’un soldat ou d’un professeur, ne pourra s’immiscer entre vous. Personne, quelle que soit sa race, ne pourra rester plus de dix ans en esclavage, et tous ceux qui ont déjà servi cette période sont désormais des employés qui doivent recevoir un juste salaire et ne peuvent être renvoyés, mais ont le droit, en revanche, de démissionner s’ils le désirent. Les enfants nés dans mes territoires sont libres dès l’instant de la conception, même si leur mère est esclave. Tel est le nouvel ordre en mon pays et je propose à mon peuple de s’y conformer. »