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La dernière phrase était une formule consacrée : tous les édits royaux étaient rédigés sous forme de propositions plutôt que d’ordres, car c’est ainsi que Nafai avait instauré le système au temps où les Héros régnaient. Cette fois, pourtant, nombreux furent ceux qui entendirent ces mots avec une rage muette. Comment ose-t-il affirmer qu’il ne doit pas y avoir de différence entre un fouisseur et moi, entre une femme et moi, entre un ange et moi, entre un humain et moi, entre un homme et moi, entre les pauvres et moi, entre les ignorants et moi, entre mes ennemis et moi ? Quels que fussent leurs préjugés intimes, ils firent mine d’accepter les enseignements d’Akmaro et l’édit de Motiak, mais dans leur cœur, dans leur foyer, et, petit à petit, les années passant, dans leurs conversations à mi-voix avec leurs amis et leurs voisins, ils rejetèrent la folie qu’Akmaro et Motiak leur avaient assenée.

Pourtant, sur le moment, beaucoup crurent à la naissance d’un âge d’or, en ces jours où Akmaro fit ériger les Maisons du Gardien et les remit aux soins des prêtres dans chaque cité, ville et village, où Motiak célébra la nouvelle égalité des hommes et des femmes, des fouisseurs, des anges et des humains et promit la liberté pour tous les esclaves. Croire que pareille révolution pouvait s’accomplir si facilement témoigne bien de leur naïveté ; mais dans leur ignorance, ils étaient heureux, et cette époque fut consignée dans les annales des rois des Nafari comme la plus harmonieuse de toute l’histoire humaine de la Terre. On n’estima pas utile de mentionner dans le livre les rares individus qui ne partageaient pas ce point de vue.

6

Désillusion

Deux fois l’an, Akmaro faisait le tour des sept Maisons du Gardien. À son arrivée dans une région de l’empire de Darakemba, tous les prêtres et tous les professeurs venaient à la Maison et il leur prodiguait son enseignement, écoutait leurs problèmes et les aidait à prendre leurs décisions. Il prenait grand soin de ne pas permettre aux prêtres de le traiter comme d’autres prêtres avaient jadis traité les rois : pas de courbettes, pas d’attentions particulières ; on se touchait mutuellement les avant-bras ou les ailes en un salut égalitaire ; quand on s’asseyait, c’était en cercle, et Akmaro désignait l’un ou l’autre, au hasard, pour diriger la séance et répartir les temps de parole.

Un jour, il se présenta comme d’habitude à la Maison du Gardien de Bodika, la dernière adjonction à l’empire de Darakemba. Le pays était en paix, n’ayant plus le désir de résister à l’autorité de Motiak. Mais l’enseignement d’Akmaro… c’était une autre affaire. « Il faut qu’ils comprennent bien que ça ne vient pas de moi, dit Akmaro. Tout ce que je sais, je l’ai appris de Binaro ou grâce à des rêves envoyés par le Gardien, parfois à moi, mais plus souvent à d’autres.

— C’est tout le problème, père Akmaro », fit Didul. Les fils de Pabulog s’étaient tous faits prêtres ou professeurs et consacraient leur vie au Gardien qui les avait délivrés des mensonges et de la haine de leur père. « En partie, en tout cas. Pas mal de gens ici prétendent recevoir de vrais rêves qui disent qu’en Bodika, au moins, le Gardien refuse le mélange des gens de la terre, du ciel et du milieu.

— Ce sont de faux rêves, répondit Akmaro.

— D’après eux, ce sont les tiens qui sont faux. Le résultat, c’est que nous sommes obligés de leur demander de croire, non pas dans le Gardien, mais en ce que tu dis du Gardien.

— Il y a des lois contre l’escroquerie ! s’exclama un prêtre. On ne peut pas laisser ces gens attaquer les enseignements des Maisons du Gardien !

— Didul ne nous permet pas de les faire comparaître devant le suzerain de Bodika », renchérit un autre.

Akmaro se tourna vers Didul, qui répondit :

« Je soupçonne le suzerain de nourrir une sympathie secrète pour ceux qui soutiennent que les fouisseurs sont des esclaves par nature, même s’ils sont libres aux yeux de la loi.

— De toute façon, il est préférable que ces questions ne passent pas au tribunal, dit Akmaro.

— Comment le royaume peut-il être unifié si tout un chacun peut se prétendre porte-parole de la Gardienne ? demanda un professeur, une femme du ciel, il faut quand même des limites !

— Ce n’est pas à nous de dire au Gardien à qui il peut ou non s’adresser.

— Alors, quand vas-tu interdire aux femmes de parler du Gardien au féminin ? s’enquit un vieil homme.

— Le jour où le Gardien nous révélera s’il possède un utérus ou non, nous dirons à l’un ou l’autre groupe de changer de conception. L’as-tu déjà vu ? »

Le vieil homme grogna que non, bien sûr.

« Alors, ne sois pas trop pressé de censurer le point de vue des autres, dit Akmaro. Qui sait si ce n’est pas toi qui devras finalement t’habituer au féminin ? »

Didul éclata de rire, comme beaucoup d’autres – des jeunes, pour la plupart. Mais, reprenant son sérieux, il ajouta : « Tu es grand-prêtre de Darakemba depuis treize ans déjà, père Akmaro, mais nombreux sont ceux qui refusent encore tout changement. Dans cette salle même, il est des femmes qui détestent devoir professer devant des congrégations où se trouvent des hommes, et des hommes qui détestent enseigner à des femmes. Il est des anges qui répugnent à instruire des humains, et des humains qui renâclent à instruire des anges. Est-ce ainsi partout, ou seulement ici, à Bodika, où même les prêtres et les professeurs ne suivent pas les préceptes du Gardien ?

— Continuent-ils néanmoins à s’adresser à ces congrégations mixtes ? demanda Akmaro.

— Oui. Mais certains ont abandonné leur poste parce qu’ils n’en pouvaient plus.

— Vous en avez nommé d’autres à leur place ?

— Oui.

— Alors, c’est ici comme ailleurs. Le brassage des hommes et des femmes, des gens de la terre, du milieu et du ciel en un seul peuple, celui des Protégés du Gardien, ce brassage ne peut s’accomplir en un an, ni même en treize.

— Les dissensions parmi nous sont parfois violentes, fit Didul.

— Et tu prends toujours parti contre nous ! s’écria un jeune ange.

— Je prends le parti du Gardien ! » corrigea Didul.

Akmaro se leva. « Ce à quoi je voudrais que vous songiez, mes amis, c’est que le Gardien nous demande bien plus que de simplement collaborer comme des égaux.

— Dans ce cas, occupons-nous-en et oublions le mélange des espèces ! cria une femme ange.

— Mais si nous-mêmes, prêtres et professeurs, ne parvenons pas à nous unir, répliqua Akmaro, comment espérer que les gens prêtent foi à nos discours ? Regardez-vous, regardez comme vous vous êtes séparés, les femmes humaines des femmes anges, là-bas les hommes humains, ici les hommes anges, et où sont les fouisseurs ? Êtes-vous toujours installés tout au fond ? dans le coin le plus reculé ? »