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Un fouisseur se dressa, l’air mal à l’aise. « Nous n’aimons pas jouer des coudes pour nous mettre en avant, Akmaro.

— Vous ne devriez pas avoir à jouer des coudes. Combien d’entre vous ici connaissent-ils seulement le nom de cet homme ? » Didul s’apprêtait à répondre, mais Akmaro retint sa main. « Toi, tu le connais, naturellement, Didul. Mais les autres ?

— Comment le saurions-nous ? pépia un ange. Il est tout le temps occupé avec ses petites réunions dans les cavernes et les tunnels des fouisseurs !

— Est-il le seul ? Les humains et les anges n’enseignent-ils pas aussi aux fouisseurs ? »

Didul intervint. « C’est là le point le plus délicat, père Akmaro. Il demeure une profonde rancœur contre les humains et les anges chez les anciens esclaves. Ils ne se sentent pas en sécurité. Parmi ceux de la terre, les Protégés du Gardien ne feraient pas de mal à une mouche, mais il y en a d’autres.

— Et les fouisseurs présents aujourd’hui, se sentent-ils en sécurité parmi les humains et les anges ? » demanda Akmaro.

Les fouisseurs échangèrent des regards embarrassés. « Ici, oui », dit finalement l’un d’eux.

Akmaro eut un rire amer. « Pas étonnant que ceux qui mentent sur les desseins du Gardien rencontrent tant de facilité à convertir les gens à leur point de vue. Quel genre d’exemple voient-ils parmi les Protégés ? »

Puis ils passèrent à d’autres sujets et soumirent de nombreuses questions au jugement d’Akmaro, mais un malaise diffus persista jusqu’à la fin de la réunion, et si certains, à mesure que la journée avançait, firent l’effort de franchir les frontières entre les groupes, d’autres se replièrent davantage sur le noyau dur de leur espèce.

Enfin le soir tomba, et tandis que le chant vespéral des anges et des humains montait dans le ciel de Bodika, Akmaro accompagna Didul chez lui.

« Toujours pas marié ? demanda Akmaro. Malgré tous mes conseils ?

— Vingt ans, c’est encore jeune. »

Akmaro regarda Didul dans les yeux. « Tu me caches quelque chose. »

Didul sourit tristement. « Il y a bien des choses qu’hommes et femmes cachent, parce qu’elles n’apporteraient qu’affliction. »

Akmaro lui tapota l’épaule. « C’est vrai. Mais parfois on se tourmente inutilement : on s’imagine qu’en disant la vérité on fera souffrir les autres, alors qu’en réalité la vérité les libérerait.

— Je t’avouerai peut-être ce que j’ai sur le cœur. J’en rêve.

— Eh bien, vas-y.

— Ce ne sont pas de vrais rêves, père Akmaro. Rien que… des rêves. » Il paraissait très mal à l’aise.

« Qu’y a-t-il pour dîner ? demanda Akmaro. Je suis affamé. Ça me fatigue et ça me creuse de parler.

— J’ai des galettes. Ou plutôt, je peux en faire cuire. Le temps de préparer le feu près de la pierre à cuire…

— Didul, la règle veut que les prêtres travaillent pour gagner leur vie, pas qu’ils croupissent dans la pauvreté absolue. Une pierre à cuire !

— Ça me suffit. Et puis, je travaille… Bon, je ne possède pas de terre. Je l’ai donnée aux fouisseurs qui y avaient été esclaves. Je ne voulais pas vivre de mes loyers.

— Tu la leur as donnée ! Tu n’aurais pas pu au moins la leur vendre, en leur permettant de te rembourser un peu chaque année et… ?

— Elle m’avait été offerte. Je ne l’avais pas gagnée, et certains de ces fouisseurs avaient peiné dessus toute leur vie.

— Alors, comment gagnes-tu tes pitoyables petites galettes ?

— J’ai aussi des haricots, de bonnes épices, des légumes et des fruits frais toute l’année.

— Mais comment ? Ne me dis pas que tu acceptes des dons de ceux à qui tu enseignes. C’est interdit, même s’ils sont faits de bon cœur.

— Non, non ! se récria Didul. Jamais, non ! Je loue mes services. Je travaille à la journée chez ceux qui auraient été autrement mes locataires. Et chez d’autres aussi, récemment. J’ai les bras plus longs que les fouisseurs et les anges ; je me débrouille bien à la faux, je sais tracer un sillon droit, et personne n’abat les arbres et ne dresse le bois plus adroitement que moi. Même ceux qui refusent mes enseignements m’engagent quand ils ont un arbre à couper.

— Un ouvrier journalier… Les plus pauvres parmi les pauvres.

— Ce n’est pas bien ?

— Oh, si, très bien ! Mais tu me fais honte de mes loyers !

— Mes choix personnels n’imposent rien aux autres. » Il prit de la farine de maïs finement broyée et entreprit de la mélanger avec de l’eau et une pincée de sel.

« Mais quand tu parles, toi, les fouisseurs et les anges t’écoutent, je parie », dit Akmaro. Il aida Didul à façonner des boules de pâte et à les aplatir.

Didul haussa les épaules. « Certains, oui. La plupart.

— La situation est aussi terrible que la réunion l’a laissé entendre ?

— Pire.

— Je ne tiens pas à recourir à la loi pour obtenir l’obéissance.

— De toute façon, ça ne marcherait pas. Tout ce dont la loi est capable, c’est de modifier le comportement des gens quand ils se savent observés. Comme tu me l’as enseigné dans la terre de Chelem, le fouet est impuissant devant le cœur résolu.

— Exact. Mais que vais-je dire à Motiak ? Qu’il faut en revenir à l’ancien système parce que les gens refusent de respecter une prêtrise sans roi à sa tête ?

— Non, pas ça.

— Ou pire, lui dire qu’il faut renoncer à enseigner les préceptes du Gardien ? Mais j’ai relu les rêves des Héros tels que Nafai et Oykib les ont inscrits dans les anciens livres et je n’y trouve toujours qu’un seul et même sens : le Gardien désire que nous formions un peuple unique, nous, les trois espèces, les deux sexes, les riches et les pauvres. Comment puis-je refuser cette mission ?

— Tu ne peux pas, fit Didul en plaquant une galette sur la pierre grésillante.

— Mais si nous forcions tout le monde à vivre ensemble…

— Ce serait absurde. Les anges ne peuvent pas vivre dans des terriers, ni les fouisseurs dormir la tête en bas accrochés à des perchoirs.

— Quant aux humains, ils ont une terreur innée des espaces clos comme des hauteurs.

— Conclusion : nous devons continuer à essayer de les persuader, trancha Didul.

— Alors il n’y a plus d’espoir. » Akmaro retourna une galette. « Déjà que je n’arrive pas à te convaincre de prendre femme, ni de m’expliquer pourquoi tu refuses.

— Tu ne vois donc pas pourquoi ? Regarde dans quelle misère je vis !

— Eh bien, épouse une femme prête à travailler dur et aussi peu intéressée par les richesses que toi.

— Combien y en a-t-il de cette sorte ?

— J’en connais beaucoup. Mon épouse est comme ça. Ma fille aussi. »

Didul rougit et Akmaro comprit aussitôt. « Ma fille ! C’est ça, n’est-ce pas ? Tu viens quatre fois par an à Darakemba pour t’entretenir avec moi – et tu es tombé amoureux de ma fille ! »

Didul secoua la tête, cherchant à nier.

« Mais enfin, jeune imbécile, pourquoi ne lui as-tu rien dit ? Elle n’est pas bête, elle a dû remarquer ton intelligence, ta gentillesse, et aussi, du moins c’est ce que m’ont dit des femmes de mon entourage, que tu es sans doute le plus joli garçon de Darakemba !

— Comment puis-je lui parler ?

— Je te suggère d’utiliser une colonne d’air montant de tes poumons, que tu transformerais en voyelles et en consonnes à l’aide de tes lèvres, de ta langue et de tes dents.

— Dans notre enfance, je l’ai tourmentée. Je l’ai humiliée, ainsi qu’Akma, devant tout le monde.