Выбрать главу

— Elle l’a oublié.

— Non. Et moi non plus. Il ne se passe pas un jour sans que je me rappelle ce que j’étais et ce que j’ai fait.

— D’accord, elle n’a sûrement pas oublié. Je voulais dire qu’elle t’a pardonné depuis longtemps.

— Pardonné… mais il y a une grosse différence entre le pardon et l’amour qu’une épouse porte à son mari. » Il soupira. « Veux-tu de la pâte de haricots ? C’est sacrément relevé, mais la dame de la terre qui me l’a préparée est le meilleur cordon-bleu que je connaisse. »

Akmaro tendit sa galette et Didul y étala la pâte à l’aide d’une cuiller de bois. Puis Akmaro roula la galette, en replia une extrémité et mordit dans l’autre. « C’est aussi bon que tu me l’avais promis. Luet aimerait, aussi. Ce n’est jamais trop épicé pour elle. »

Didul éclata de rire. « Père Akmaro, tu ne connais donc pas ta propre famille ? Imagine que je parle à Luet. De mariage, je veux dire. Chaque fois que je la vois, nous passons notre temps à discuter de choses et d’autres, d’histoire, de science, de politique, de religion, de tout sauf de sujets personnels. Elle est… supérieurement intelligente. Trop raffinée pour moi ; mais même si je trouvais le courage de me déclarer, même si, par impossible, elle m’aimait, et même si tu donnais ton consentement, cela resterait irréalisable. »

Akmaro haussa les sourcils. « Quoi, existerait-il un lien de consanguinité que j’ignorerais ? Je n’avais pas de frère, ma femme non plus, donc tu ne peux pas être un neveu dont je n’aurais jamais eu connaissance.

— C’est Akma, coupa Didul. Akma ne m’a jamais pardonné. Si Luet m’aimait, il le prendrait comme un camouflet. Et si tu consentais en plus à notre mariage, il n’y aurait plus de pardon possible. Il deviendrait enragé. Il… Je ne sais pas de quoi il serait capable.

— Il ouvrirait peut-être enfin les yeux et oublierait ses idées puériles de vengeance. Il n’est plus le même depuis cette époque, je sais, mais…

— Mais rien, l’interrompit Didul. C’est moi le responsable. C’est évident : toute sa haine provient de l’humiliation que je lui ai fait subir le premier jour et tant d’autres par la suite…

— Tu n’étais qu’un enfant.

— Mon père ne me faisait pas claquer un fouet au-dessus de la tête, Akmaro. J’aimais ça ! Tu ne comprends pas ? Quand je vois des gens se moquer de petits fouisseurs à cause de leur pauvreté, parce qu’ils vivent dans des terriers, qu’ils sont sales, que… je les comprends ; je comprends les tourmenteurs. J’en étais un. Je sais ce qu’on ressent quand on a chassé toute compassion de son cœur et qu’on rit de la douleur des autres !

— Tu n’es plus le même, aujourd’hui.

— J’ai rejeté cette part de moi-même. Mais je suis exactement le même.

— Quand tu as traversé le fleuve…

— Un homme nouveau, oui, je suis devenu un homme nouveau. Un homme qui ne fait pas ces choses, oui. Mais je suis encore et toujours celui qui les a faites !

— Pas pour moi, Didul. Ni pour Luet, je pense.

— Pour Akma, père Akmaro, je suis celui qui l’a anéanti devant sa sœur, sa mère, son père, ses amis, son peuple. Et s’il arrivait que Luet et moi nous mariions – non, s’il entendait seulement dire que je le désire, ou que Luet l’accepte, ou que tu l’approuves – ce serait l’étincelle qui mettrait le feu aux poudres. J’ignore ce qu’il ferait, mais il le ferait.

— Il n’est pas violent. Il est doux, même s’il nourrit d’anciennes rancunes.

— Ce n’est pas pour ma vie que je crains. Je sais seulement que quelqu’un d’aussi intelligent qu’Akma, d’aussi doué, d’aussi charismatique… quelqu’un comme lui trouverait le moyen de nous faire regretter de lui avoir fait un tel affront.

— Si je comprends bien, tu refuserais à ma fille la chance d’épouser un des plus beaux esprits de tout l’empire uniquement parce que son frère est incapable de dépasser sa rancœur puérile ?

— Nous ignorons ce qui s’est passé dans le cœur d’Akma, père Akmaro. C’était peut-être un enfant à l’époque, mais ce n’est pas pour ça que ses sentiments sont obligatoirement puérils. »

Akmaro termina sa dernière galette. Comme il n’y avait plus de pâte de haricots pour la fourrer, elle était sèche et salée. « J’ai besoin de boire un peu d’eau, dit-il.

— Le Milirek n’a pas de source pure ; il descend de montagnes basses et certaines sont dépourvues de neige la plus grande partie de l’année.

— Je bois l’eau que le Gardien me donne dans chaque pays. »

Didul éclata de rire. « Alors, j’espère que tu ne sortiras pas du Gornaya ! Les eaux à demi croupissantes des terres plates ne sont pas salubres ; elles sont boueuses, fétides et infestées de bestioles. Je connais quelqu’un qui a bu de cette eau une fois sans la faire bouillir et il n’a cessé de se vider qu’après avoir perdu le tiers de son poids ; sa femme s’apprêtait déjà à l’enterrer, ne serait-ce que pour s’épargner la peine de creuser de nouvelles latrines ! »

Akmaro fit la grimace. « J’ai entendu ce genre d’histoires, moi aussi. Mais il faudra que nous apprenions à vivre dans les terres plates. La paix règne chez nous depuis si longtemps qu’il arrive des gens de partout ; des réfugiés elemaki, des gens de vallées cachées, qui viennent en Darakemba parce que l’autorité de Motiak y a instauré la paix et l’abondance. La paix durera, j’espère. Mais l’abondance… Il faut trouver le moyen de mettre les terres plates en valeur.

— Les fouisseurs ne peuvent pas y creuser de terriers, ils sont aussitôt inondés. Les anges ne peuvent non plus y nicher : les arbres ont des branches si grosses et ils sont si serrés que les jaguars ont accès partout.

— Dans ce cas, imaginons des maisons bâties sur des radeaux ou quelque chose comme ça. Nous avons besoin de terre. Et peut-être qu’en ouvrant de nouveaux territoires, mon jeune ami, où fouisseurs, anges et humains seront obligés de vivre tous dans des maisons similaires, nous parviendrons à créer l’harmonie que nous avons tant de mal à réaliser ici, dans le Gornaya.

— J’y réfléchirai. Mais j’espère que tu soumettras la question à des hommes et des femmes plus intelligents que moi.

— Crois-moi, je l’ai fait et je le ferai encore. Et à de plus intelligents que moi aussi. C’est un principe que j’ai appris de Motiak : ne jamais perdre son temps à demander conseil à plus stupide que soi.

— C’est rassurant, fit Didul.

— Comment ça ?

— Eh bien, je peux m’adresser à n’importe qui.

— Attention : la fausse modestie, si charmante soit-elle, reste néanmoins fausse.

— Bon, d’accord, je suis plus malin que certains, reconnut Didul. Comme ce professeur qui prétend que les anges ont peur de descendre dans les terriers des fouisseurs.

— Et ce n’est pas vrai ?

— Je connais trois anges médecins à qui ça arrive tout le temps et ils n’ont jamais eu d’ennuis.

— Peut-être nos professeurs auraient-ils moins peur s’ils étaient persuadés que leur enseignement a autant de valeur que les simples des médecins.

— Et nous y revoilà : si les croyants n’étaient pas si bourrelés de doutes, ils auraient beaucoup moins de mal à convertir les incroyants.

— Oh, leurs doutes ne me gênent pas : s’ils pouvaient seulement faire comme s’ils croyaient, ils seraient plus persuasifs.

— Je ne te connaîtrais pas si bien, je penserais que tu prônes l’hypocrisie.

— Je préfère vivre parmi des gens qui se conduisent comme il faut que chez des gens qui pensent comme il faut, répliqua Akmaro. Je n’ai pas remarqué plus d’hypocrisie chez les premiers que chez les derniers, et, au moins, ceux qui agissent bien n’entraînent pas les autres dans des discussions à n’en plus finir. »