— Mange, reprit Didul à l’adresse d’Akma. Tu as sûrement faim. »
C’était exact, et les plats paraissaient savoureux. Il était en train de s’installer lorsque Didul déclara : « Nos ennemis meurent de faim, mais nos amis ont à manger. »
Akma se souvint alors que son père et sa mère avaient faim, eux aussi, ainsi que Luet, sa sœur. « Permettez-moi d’apporter à manger à ma sœur et mes parents, demanda-t-il ; ou alors, laissez-les venir partager votre repas. »
Udad s’esclaffa. « Qu’il est bête ! marmonna Pabul.
— C’est toi que j’ai invité, expliqua Didul d’un ton uni. N’essaye pas de me pousser à nourrir les ennemis de mon père, c’est très gênant. »
Alors, Akma vit enfin la situation sous son vrai jour. Didul, si beau fût-il, si fascinant par sa faconde, ses manières chaleureuses et son humour, Didul ne s’intéressait aucunement à lui. Tout ce qu’il voulait, c’était le pousser à trahir sa famille. Toutes ses remarques sur Père, sur sa perfidie et le reste n’avaient qu’un but : tourner Akma contre les siens.
Ce serait comme… comme être ami avec un fouisseur : anormal, contre nature. Akma comprit que Didul, semblable au jaguar, était cruel et rusé : si l’on s’approche trop de lui, attiré par sa robe luisante et sa beauté, il bondit et porte un coup fatal.
« Je n’ai pas faim, dit Akma.
— Menteur, riposta Muwu.
— Non, c’est vrai ! »
Pour la première fois, Pabul se tourna vers lui. « Ne contredis pas mon frère. » La voix était morne, mais la menace transparente.
« J’ai juste dit que je ne mentais pas, objecta Akma.
— Mais si, tu mens, fit Didul d’un ton enjoué. Tu meurs de faim. Tes côtes pointent si fort sous ta peau qu’on pourrait se couper avec ! » Il éclata d’un rire ravi et tendit à l’enfant un gâteau de maïs. « Tu n’es pas mon ami, Akma ?
— Non. Et toi non plus, tu n’es pas mon ami. Si je suis ici, c’est seulement parce que ton père t’a demandé de me chercher. »
Udad se moqua de son frère : « Alors, tu faisais le malin, Didul ? Tu allais t’en faire un copain, tu disais ? Tu allais le mettre dans ta poche d’un claquement de doigts ? Eh bien, c’est lui qui t’a percé à jour ! »
Didul lui lança un regard meurtrier. « Il n’y serait peut-être pas arrivé si tu n’avais pas ouvert ton clapet ! »
Akma se dressa, furieux. « Tu veux dire que ce n’était qu’un jeu ?
— Assis, dit Pabul.
— Non. »
Muwu gloussa. « Casse-lui la jambe, Pabul, comme tu as fait à l’autre ! »
Pabul regarda Akma, l’air de réfléchir à la proposition.
L’enfant était prêt à l’implorer : Je t’en prie, ne me fais pas de mal ! Mais son instinct le retint ; c’était précisément ce qu’il ne fallait pas faire devant un Pabul. N’avait-il pas vu son père affronter Pabulog debout, sans montrer la moindre crainte ? « Casse-moi la jambe si tu veux, dit Akma. Tu es deux fois plus grand que moi, je ne peux pas t’en empêcher. Mais si tu étais à ma place, Pabul, accepterais-tu de t’asseoir et de manger avec les ennemis de ton père ? »
L’intéressé pencha la tête de côté, puis fit un signe nonchalant de la main. « Viens ici », fit-il.
Akma sentit la menace s’effacer tandis que Pabul attendait calmement qu’il s’approche. Mais à l’instant où il fut à sa portée, la main jaillit, toute indolence disparue, le saisit à la gorge et le jeta au sol, le souffle coupé. À demi étranglé, Akma se retrouva sous le regard aux paupières lourdes de son bourreau. « Et si je te tuais sur-le-champ, avant de balancer ton cadavre aux pieds de ton père ? fit Pabul d’un ton placide. À moins que je ne le lui renvoie par petits bouts ? Un petit morceau chaque jour. Un orteil un matin, un doigt le lendemain, un nez, une oreille, et enfin des tronçons de bras et de jambes. Il pourrait s’amuser à te reconstruire et, une fois qu’il aurait recollé les morceaux, tout le monde serait content, non ? »
L’épouvante donnait presque des nausées à l’enfant, car il croyait Pabul parfaitement capable d’un acte aussi monstrueux. La douleur de ses parents devant le spectacle de son corps réduit en puzzle sanglant lui fit oublier la main puissante qui lui enserrait le cou sans toutefois l’empêcher de respirer.
Udad éclata de rire. « Puisqu’Akmaro est dans les petits papiers du Gardien de la Terre, paraît-il, il n’a qu’à lui demander de refabriquer un vrai morveux avec tous les morceaux ! Les autres dieux font des miracles sans arrêt ; pourquoi pas le Gardien ? »
Pabul ne leva même pas les yeux. On aurait dit que son frère n’existait pas.
« Tu ne me supplies pas de te laisser la vie sauve ? demanda-t-il d’une voix douce. Ou au moins d’épargner tes orteils ?
— Oblige-le à te supplier de ne pas lui arracher le zizi ! » suggéra Muwu.
Akma ne répondit pas. Il pensait toujours au chagrin de ses parents, à l’inquiétude mortelle qu’ils devaient ressentir en ce moment même en se demandant où l’adolescent avait pu l’emmener. Mère avait pourtant essayé de le mettre en garde par l’intermédiaire de Luet. Mais Didul était si beau, si franc, si charmant, si… Et maintenant, il en payait le prix : cette main qui le tenait à la gorge. Eh bien, il le supporterait en silence aussi longtemps qu’il pourrait. Le roi lui-même avait fini par crier quand on l’avait torturé, mais Akma tiendrait le plus possible.
« Je crois que tu n’as plus qu’à accepter l’invitation de mon frère, déclara Pabul. Mange.
— Pas avec vous, répondit Akma dans un souffle.
— Il est vraiment bête, dit Pabul. Il va falloir l’aider. Apportez-moi de quoi manger, les gars ; beaucoup. Il crève de faim. »
En l’espace de quelques instants, Pabul lui eut ouvert la bouche de force et les autres y engouffrèrent des aliments, bien plus vite qu’Akma ne pouvait en mâcher ni en avaler. Ils s’aperçurent qu’il respirait par le nez et entreprirent aussitôt de lui boucher les narines avec des miettes, si bien qu’il se mit à suffoquer, puis à s’étrangler sur les fragments qui s’introduisaient dans sa trachée. Pabul lui lâcha enfin les mâchoires, mais uniquement parce que, convulsé de toux, Akma était à merci et qu’ils pouvaient en faire ce qu’ils voulaient ; ils déchirèrent ses vêtements et le barbouillèrent de fruits et de gâteau des pieds à la tête.
Enfin, le supplice s’acheva. Pabul délégua Didul, et Didul à son tour son frère Udad, pour ramener au travail cet ingrat, ce fourbe, ce mal élevé d’Akma. Udad le saisit par les poignets et le tira si brutalement qu’au lieu de marcher, Akma fut à demi traîné dans l’herbe jusqu’au sommet de la butte. Là, Udad le poussa et Akma roula dans la pente cul par-dessus tête, accompagné par les éclats de rire de son tortionnaire.
Le surveillant empêcha quiconque d’interrompre sa tâche pour l’aider. Humilié, endolori et furieux, Akma se redressa et voulut se débarrasser de la nourriture dont il était barbouillé, au moins les narines et le tour des yeux.
« Retourne au travail ! » ordonna le fouisseur.
Du haut de la butte, Udad cria : « La prochaine fois, c’est peut-être ta sœur qu’on invitera à notre table ! »
La menace donna la chair de poule à l’enfant, mais il fit semblant de ne pas l’entendre. Comme les adultes, il n’avait plus que ce moyen de résistance : se taire obstinément.
Il reprit sa place dans le champ et travailla jusqu’au crépuscule. Quand le ciel s’assombrit et que le surveillant laissa tout le monde partir, alors seulement il put rejoindre son père et sa mère pour leur raconter son aventure.
Ils parlaient dans le noir en chuchotant, car des patrouilles de fouisseurs parcouraient le village, l’oreille tendue, à l’affût d’une réunion, d’un complot – ou même d’une prière au Gardien de la Terre, trahison punissable de mort, selon le décret de Pabulog, car la prière d’un partisan du prêtre renégat Akmaro constituait un affront à l’ensemble des dieux. Aussi, tandis que Mère nettoyait en pleurant sans bruit la gangue de fruit séché qui le couvrait, Akma fit à son père le récit de ce qu’il avait vu et entendu.