Elle trouva son amie occupée avec les musiciens à leur apprendre une nouvelle composition. Les percussionnistes n’arrivaient apparemment pas à sentir le rythme. « Ce n’est pas compliqué, disait Edhadeya. Ce n’est difficile qu’à retenir ; mais si vous entendez comment ça s’insère dans la mélodie…» Sur quoi elle se mit à chanter d’une voix douce et haute ; soudain un percussionniste, puis le second, commencèrent à percevoir la façon dont la cadence s’intégrait dans l’air qu’elle chantait, et sans même y penser, Luet se mit à tourner sur elle-même, les bras levés, sautillant au pas d’une danse improvisée.
« Tu fais honte à ma pauvre chanson ! s’écria Edhadeya.
— N’arrête pas, c’était magnifique ! »
Mais Edhadeya s’interrompit quand même et laissa les musiciens répéter la chanson pendant qu’elle allait se promener avec Luet dans le potager. « On a des asticots partout. Autrefois, nous avions des esclaves dont l’unique tâche consistait à les ôter des feuilles. Aujourd’hui, nous n’avons plus les moyens de payer un employé pour cette tâche, si bien que tous nos légumes sont pleins de trous et que, de temps en temps, une salade se déplace toute seule. Alors, on crie au miracle et on continue à manger.
— Je dois t’avertir qu’Akma a encore un accès de mauvaise humeur, ces temps-ci, dit Luet.
— Ça m’est égal. Il est trop jeune pour moi. Il l’a toujours été. Si je me suis crue amoureuse de lui, ce devait être lors d’un délire. »
Luet leva les yeux au ciel. « Comment ? Tant de nuages ? Il me semblait que tu tombais amoureuse d’Akma chaque fois qu’il pleuvait !
— Pour l’instant, il ne pleut pas. Et aujourd’hui, ce n’est pas une de tes journées où tu es amoureuse de Mon ?
— De personne, répliqua Luet. Je ne ferais pas une bonne épouse, je crois.
— Et pourquoi pas ?
— Je n’ai pas envie de rester dans une maison à donner des ordres matin, midi et soir. J’ai envie d’aller au-dehors comme Père, enseigner, parler…
— Il travaille.
— Dans les champs, je sais ! Mais ça aussi, je le ferais ! Tout ce que je veux, c’est ne pas rester enfermée ! Ça provient peut-être de mon enfance passée aux champs, ou bien, au fond, j’ai toujours la crainte que, si je ne travaille pas, un fouisseur deux fois plus grand que moi va me…
— Oh, Luet, je fais des cauchemars chaque fois que tu parles comme ça !
— J’en tiens un ! s’exclama Luet en lui présentant un asticot.
— Très joli », répondit Edhadeya.
Luet écrasa le vermisseau entre ses doigts et en fit une boulette qu’elle laissa tomber par terre. « Et une salade qui ne bougera pas toute seule !
— Luet », dit Edhadeya, et aussitôt le ton de la conversation changea du tout au tout. Ce n’étaient plus deux jeunes filles qui badinaient ensemble. C’étaient désormais des femmes qui parlaient d’affaires sérieuses. « Qu’est-ce qui prend à ton frère, ces temps-ci ? Qu’est-ce qui se trame entre lui et les miens ?
— Il est toujours fourré avec Mon, répondit Luet. Je crois qu’ils étudient avec Bego, ou quelque chose comme ça.
— Donc, il ne te dit rien ? Parce qu’à eux, il leur parle.
— Eux ?
— Il ne s’agit plus seulement de Mon, maintenant. Il a des conversations avec Aronha, Ominer et Khimin.
— Eh bien, c’est sympa qu’il fasse participer Khimin. Pour ma part, je ne trouve pas ce gosse aussi affreux que…
— Oh si, il est affreux ! Mais il est potentiellement récupérable, et si je pensais que c’est le but d’Akma et de Mon, je serais contente. Mais ce n’est pas le cas.
— Ah ?
— Hier, quelqu’un a parlé de vrais rêves devant moi ; ce n’était rien, une remarque en passant. Je ne me rappelle même plus… un des conseillers, je crois, qui venait voir Père. Au moment où il a prononcé sa phrase, il s’est trouvé que j’ai détourné le regard et j’ai vu Ominer lever les yeux au ciel avec un air de dérision. Alors, je l’ai suivi et, une fois seule avec lui dans la cour, je l’ai flanqué sans ménagement le dos au mur et je lui ai demandé pourquoi il s’était moqué de moi.
— Tu fais toujours preuve d’une douceur sans pareille, murmura Luet.
— Ominer n’écoute rien tant qu’il n’a pas mal. Et je reste plus forte que lui, pour le moment.
— Bon, alors, qu’a-t-il répondu ?
— Il a nié s’être moqué de moi. De qui, dans ce cas ? lui ai-je demandé. Et il a dit : “De lui.”
— De qui ?
— Eh bien, du conseiller qui me parlait. Alors, j’ai dit : “On ne peut pas en vouloir aux gens de se rappeler mon rêve des Zenifi quand ils me voient. Ce n’est pas tout le monde qui fait de vrais rêves.” Et il a rétorqué – écoute ça, Luet : “Personne n’en fait !”
— Personne ? » Luet éclata de rire, puis s’aperçut qu’Edhadeya n’y voyait rien de comique. « Dedaya, j’ai fait de vrais rêves, tu en as fait, ma mère est déchiffreuse, Mon possède un talent de vérité, Père aussi fait de vrais rêves, et… Enfin, c’est grotesque !
— Je le sais bien. Je lui ai demandé pourquoi il disait ça et il a refusé de répondre. J’ai eu beau le pincer, le chatouiller… Luet, Ominer est incapable de rien me cacher : j’ai toujours réussi à lui arracher un secret en cinq minutes par la torture. Mais cette fois, il faisait semblant de ne pas comprendre de quoi je lui parlais.
— Et il y a un rapport avec Akma et Mon, à ton avis ?
— C’est sûr. Luet, la seule raison pour laquelle Ominer me cacherait un secret, c’est parce qu’il aurait encore plus peur de quelqu’un d’autre. Et les deux uniques personnes qu’il craint davantage que moi, c’est…
— Ton père ?
— Ne dis pas de bêtises ! Père est gentil comme tout quand il lui arrive de remarquer Ominer – ce qui n’est pas fréquent : il se fond dans les murs. Non, c’est Mon et Aronha. Tous les deux, je pense. J’ai ouvert l’œil ce matin : mes quatre frères se sont retrouvés en compagnie du tien, et je ne sais pas de quoi ils parlaient, ce qu’ils manigançaient, mais…
— C’est en relation avec l’idée que les vrais rêves n’existent pas. »
Edhadeya acquiesça. « Je ne peux pas raconter ça à Père, ils se contenteraient de nier.
— Et si tu lui mentais ?
— L’atmosphère a changé ; j’ai une mauvaise impression, une impression sinistre ; je crois qu’ils complotent quelque chose.
— Ne dis pas ça, fit Luet. C’est de nos deux familles qu’il s’agit, quand même !
— Ce ne sont plus de petits garçons. Nous continuons à étudier et nous en oublions parfois que nous n’allons plus vraiment à l’école, à part Khimin. Nous sommes des hommes et des femmes, désormais. Si Akma n’était pas le fils de ton père, il gagnerait déjà sa vie. Aronha joue les petits soldats, mais il a trop de temps libre, et mes autres frères aussi. On oblige les prêtres à travailler, mais pas les fils du roi. »
Luet hocha la tête. « Père a voulu pousser Akma à gagner sa vie alors qu’il n’avait que quinze ans. C’est l’âge où les enfants d’ouvriers…
— Je sais.
— Et Akma a simplement répondu : “Quoi, tu vas rester près de moi avec un fouet si je refuse ?” C’était vraiment méchant !
— Ton père n’était pourtant pas surveillant à cette époque affreuse, dit Edhadeya.
— Mais il a pardonné aux surveillants. Et aux Pabulogi. Pas Akma, et il leur en veut toujours.