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— Au bout de treize ans ! s’exclama Edhadeya.

— Akma se nourrit de sa rancune comme un embryon de poulet de son liquide vitellin. Même quand il pense à autre chose, même sans en avoir conscience, il bout intérieurement. Il a été mon professeur, un temps. Nous sommes devenus très proches, alors. Mais si je m’approchais trop, si je touchais son affection là où il ne fallait pas, c’était un déchaînement de violence immédiat. Quelquefois, j’en restais choquée, comme Elemak et Mebbekew, sans doute, lorsque Nafai les a jetés à terre d’un éclair sorti de son doigt.

— Cyclothymie. Je prenais ça pour de la simple mélancolie.

— Oh, c’est sans doute ça, dit Luet, mais quand cette humeur le saisit, c’est sur mon père que tout retombe.

— Et sur les Pabulogi.

— Ils ne viennent pas souvent ici. Quand les prêtres se présentent pour rencontrer Père, Akma s’arrange pour être ailleurs. Il doit y avoir des années qu’il n’a pas vu un seul des Pabulogi.

— Mais toi, si. »

Luet eut un sourire triste. « Le moins souvent possible.

— Même sur son lit de mort, comme elle l’appelle, Mère capte tous les commérages, et elle dit que Didul a pour toi les yeux de… de…

— De mon pire cauchemar.

— Allons, tu veux rire !

— Il ne s’agit pas de lui personnellement. Mais imagine qu’il décide un jour de tomber amoureux de moi ? Que je l’aime en retour ? Il serait plus rapide et plus miséricordieux que je tranche la gorge d’Akma pendant son sommeil.

— Quoi, sa neurasthénie puérile t’empêcherait d’épouser l’homme que tu aimes ?

— Je ne suis pas amoureuse de Didul. Ce n’est qu’une hypothèse.

— Lutya, mon amie, la vie est bien compliquée dans la résidence royale, ne trouves-tu pas ?

— Elle l’est probablement autant chez les paysans les plus pauvres. Au fond de leurs terriers, les anciens esclaves sans le moindre pouvoir ont sans doute exactement les mêmes problèmes : rancœurs, amours, colère, peur, haine…

— Mais quand ils se querellent dans leurs tunnels, ils n’ébranlent pas tout le royaume.

— Ma foi, c’est ta famille. Pas la mienne. »

Edhadeya ôta un asticot d’une feuille. « Il y a des gens qui font des trous un peu partout dans le royaume, Lutya. Imagine que nos frères fassent partie des vers ?

— C’est de ça que tu as peur, n’est-ce pas ? En niant l’existence de la Gardienne, il n’est plus obligatoire de collaborer avec les fouisseurs ni les anges, ni…

— Mon adore les anges. Il mourrait de ne plus vivre parmi eux.

— Mais son amour du peuple du ciel est-il plus fort que la haine d’Akma envers celui de la terre ?

— Quand il sera au pied du mur, Mon ne renoncera pas à son amour des anges.

— Voire. Ce serait affreux s’ils se mettaient à…

— N’y pense plus. Jamais nos frères ne trahiraient, dit Edhadeya.

— Donc, tu n’as pas peur. »

Edhadeya s’assit sur un banc en soupirant. « Si. »

Une voix s’éleva derrière elles. « De quoi ? »

Elles se retournèrent. C’était Chebeya, la mère de Luet. « Déjà fini ? demanda Luet.

— La pauvre Dudagu est épuisée. »

Edhadeya eut un reniflement dédaigneux.

« Ne fais pas ce bruit-là en forêt, lui conseilla Chebeya, tu risquerais d’attirer un jaguar !

— Vous considérez comme anormal que je méprise ma belle-mère, mais je ne vois pas pourquoi, dit Edhadeya.

— Ton père l’aime, lui.

— Ça démontre simplement son infinie capacité à aimer.

— De quoi parliez-vous à mon arrivée ? demanda Chebeya. Et ne me dites pas que ce n’était pas important, j’ai vu le lien qui vous unissait. »

Edhadeya et Luet échangèrent un regard. « Vous hésitez sur ce que vous pouvez ou non me raconter ? demanda Chebeya. Je vais vous simplifier la tâche : commencez par tout me dire. »

Et elles s’exécutèrent.

« Je me charge de les observer un peu, décida Chebeya quand elles en eurent fini. En les voyant ensemble, je peux en apprendre beaucoup.

— Comment Mon en viendrait-il à ne pas croire aux vrais rêves ? s’interrogea Edhadeya. Il sait discerner la vérité de l’erreur ; il a su que mon rêve à propos de votre famille était vrai !

— Ne sous-estime pas le pouvoir de persuasion de mon fils, répondit Chebeya.

— Mon n’est pas une marionnette, objecta Edhadeya. Je le connais.

— C’est exact. Mais moi, je connais le talent d’Akma.

— Il en a un ? s’étonna Luet.

— Ah, évidemment, c’est la petite sœur qui s’en aperçoit après tout le monde ! se moqua Edhadeya.

— Il possède le même don que moi, reprit Chebeya.

— Il n’en a jamais rien dit !

— Non, parce qu’il n’en a pas conscience. Les hommes fonctionnent différemment des femmes, je pense. Ils n’ont pas autant de facilité que nous à former des communautés – je parle des hommes humains ; les anges ne sont pas comme ça. Enfin, peut-être que si, je n’en ai pas assez l’expérience pour en parler. Tout ce que je sais, c’est que lorsqu’un homme possède le don de déchiffrer, il ne perçoit pas les liens entre les gens comme je les perçois : inconsciemment, il cherche et trouve divers moyens de réunir tous les fils éparpillés dans sa main.

— Donc, il ne voit pas la toile que forment les gens, dit Luet. Il se transforme simplement en araignée ? »

Un frisson parcourut Chebeya. « Je ne lui ai pas expliqué son talent. Je crains que, s’il en devient conscient, la situation n’empire. Il risque de devenir plus fort et…

— Dangereux », termina Edhadeya.

Chebeya se détourna. « Il attire les gens et ils veulent lui faire plaisir.

— Au point que Mon accepte de renoncer à son amour du peuple du ciel ? demanda Edhadeya.

— Pour le savoir, il faut que je les voie ensemble. Mais si quelque chose tenait vraiment à cœur à Akma et qu’il avait besoin de l’aide de Mon, je pense que Mon s’y prêterait.

— Mais c’est horrible ! s’écria Edhadeya. Est-ce que ça veut dire que lorsque je croyais l’aimer…

— Je l’ignore, répondit Chebeya. Ou plutôt, non, je le sais : si tant est qu’il est capable d’aimer, il t’a aimée, de temps en temps.

— Mais plus maintenant.

— Récemment, non. »

Des larmes jaillirent des yeux d’Edhadeya. « C’est complètement ridicule ! dit-elle. Je ne soupire même pas après lui, je passe des jours entiers sans penser à lui… Mais c’est son talent, n’est-ce pas ? »

Chebeya secoua la tête. « Quand il attire les gens, ça ne dure pas longtemps ; un jour ou deux. S’il ne reste pas près de toi, ça s’efface. Et il y a une semaine que tu ne l’as pas vu.

— Mais je le vois tous les jours !

— Oui, mais pas de près, intervint Luet.

— Il a parlé avec toi, posé ses yeux sur toi, interagi avec toi, reprit Chebeya. Tu peux te fier à tes sentiments envers lui. Ils sont parfaitement réels.

— C’est d’autant plus dommage, murmura Edhadeya.

— Mère, dit Luet, je crois qu’il se passe quelque chose de très dangereux. À mon avis, Akma et les fils de Motiak mijotent un plan.

— Comme je l’ai dit, je vais voir si mon observation confirme ce dont vous parlez.

— Et si c’est le cas ?

— J’en avertirai ton père. Et ensuite, peut-être, nous irons trouver le roi. Et il est possible qu’il veuille vous entendre.

— Et quand tout le monde aura parlé à tout le monde, fit Edhadeya, nous nous retrouverons comme avant, pieds et poings liés ! »

Chebeya sourit. « Toujours optimiste, hein ? Dedaya, aie un peu confiance. Ton père, mon mari et moi-même sommes peut-être vieux, mais nous disposons encore de quelque pouvoir. Nous pouvons modifier le cours des choses.