— Nous n’allons pas nous attirer beaucoup de sympathie, rétorqua sèchement Akma, si nous traitons les humains de “gens de la terre” ! »
Khimin eut un rire nerveux. « Oui, c’est vrai.
— Ominer a raison, reprit Akma, mais moi aussi quand je dis que nous ne sommes pas prêts. Il faut que chacun de nous soit capable de discourir sur le sujet à tout moment.
— Moi ? s’écria Aronha. Je ne suis pas comme toi et Mon ; il ne me suffit pas d’ouvrir la bouche pour pouvoir parler pendant des heures !
— C’est Akma qui a ce don, pas moi », répliqua Mon.
Ominer s’esclaffa. « Arrête, Mon ! Tu te rappelles notre blague : Est-ce que Mon est réveillé ? – Je ne sais pas ; est-ce qu’il parle ? Oui ? Alors, il est réveillé ! »
Mon fut piqué au vif, bien que ce ne fût manifestement pas le but d’Ominer. Il pinça les lèvres, bien résolu à ne plus rien dire tant qu’on ne le supplierait pas de parler.
« L’important, reprit Akma, c’est d’agir en parfaite solidarité. Si tous les fils de Motiak et celui d’Akmaro s’unissent pour s’opposer à la nouvelle politique, tout le monde comprendra que, quelles que soient les décisions du roi actuel, le prochain régnera sur un royaume où les fouisseurs ne seront pas citoyens. Ça encouragera les nouveaux affranchis à retourner là où est leur place, chez les Elemaki. Et personne ne peut nous accuser de nous dresser contre la liberté, puisque nous prévoyons de libérer tous les esclaves d’un seul coup – mais à la frontière, afin de ne pas créer d’affranchis désireux d’accéder à la citoyenneté d’une nation qui n’est pas la leur. C’est d’ailleurs faire preuve de bienveillance que de reconnaître les différences insurmontables entre nos deux espèces et de dire un adieu poli mais ferme aux fouisseurs qui se croient civilisés. »
Les autres hochèrent la tête. C’était un bon programme. Ils l’approuvaient unanimement.
« Mais si un des fils de Motiak – un seul ! – donne l’impression de ne pas soutenir l’un des points de ce programme, si un seul des fils de Motiak témoigne qu’il croit encore aux absurdités dont Akmaro essaye de convaincre les gens…»
Auxquelles notre peuple croit depuis l’époque des Héros, songea Mon.
«… tout le monde supposera que Motiak désignera simplement celui-là comme son héritier et lésera les autres. Résultat ? Tout un tas de gens influents s’opposeront à nous pour des raisons strictement politiques, afin de se placer dans le camp du vainqueur inévitable. Mais s’ils constatent qu’il n’y a pas d’autre héritier possible que l’un de vous, qui refusez tous la conspiration pro-fouisseurs d’Akmaro, ils se rappelleront que les rois ne vivent pas éternellement et, à défaut de nous aider activement, ils se tiendront cois pour ne pas s’attirer l’animosité du futur souverain.
— Ne joue pas les modestes, intervint Mon. Tout le monde s’attend que le poste de grand-prêtre te revienne après que ton père… euh… se sera dépouillé de sa chair comme d’un vieux manteau. » Les autres pouffèrent en entendant cet euphémisme désuet.
Cependant, Aronha avait sans doute remarqué une expression fugace sur le visage de Khimin, et à la fin du petit fou rire il fit ce commentaire, manifestement adressé au fils cadet de son père : « Au cas où quelqu’un ici aurait l’idée de rompre les rangs pour devenir l’héritier, laissez-moi vous assurer que l’armée ne respectera pas d’autre héritier que moi, tant que je vivrai et que je désirerai le trône une fois que mon père n’en voudra plus. Si votre motivation première est la soif de pouvoir, la seule façon dont vous finirez par l’obtenir, c’est en restant à mes côtés. »
Mon fut ébranlé. C’était la première fois qu’il entendait Aronha menacer quelqu’un de son pouvoir futur ou parler si crûment de ce qui risquait ou non de se passer après la mort de Père. Il n’appréciait pas non plus la manière dont Aronha disait « mon père », au lieu de « notre père », ou, tout simplement, « Père ».
Akma se mit soudain à geindre : « Non ! Non, non ! » puis il se plia en deux sur sa chaise, le visage entre les mains.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » Tous se précipitèrent vers lui ou se penchèrent sur lui, le croyant pris de malaise.
Il se redressa soudain, puis se leva de son siège. « C’est ma faute. J’ai semé la zizanie parmi vous. C’est à cause de moi qu’Aronha a dit des choses abominables. Ça n’en vaut pas la peine ! Si je n’avais pas rencontré Mon, si nous n’étions pas venus en Darakemba, si nous avions eu la dignité de mourir à Chelem sous le fouet des fouisseurs et de leurs traîtres de maîtres humains, Aronha n’aurait jamais prononcé de telles paroles !
— Je m’excuse, dit Aronha, l’air profondément honteux.
— Non, c’est moi qui m’excuse ! rétorqua Akma. Je suis venu vous trouver en ami, dans l’espoir de vous gagner à ma cause, la cause de la vérité, pour sauver ce peuple des théories démentes de mon père ; mais au lieu de ça, j’ai retourné le frère contre le frère et je ne peux pas le supporter ! » Il se sauva si précipitamment de la salle qu’il en renversa sa chaise.
Les quatre garçons restés entre eux gardèrent le silence un long moment, puis tout à coup Khimin et Aronha se mirent à parler en même temps.
« Aronha, je ne me serais jamais opposé à toi ! Ça ne m’est jamais venu à l’esprit ! » s’écria Khimin, cependant qu’Aronha s’exclamait : « Khimin, pardonne-moi d’avoir seulement pu te prêter ce genre d’idée, je n’ai jamais voulu te… Tu es mon frère, quoi que tu fasses, et je…»
Brave Aronha qui ne sait pas faire de discours ! Gentil petit hypocrite de Khimin ! Mon faillit éclater de rire.
Ominer, lui, ne se gêna pas. « Écoutez-vous donc ! “Je ne t’ai jamais voulu de mal !” » Moi, si, mais je le regrette vraiment, vraiment ! « Allons ! tout ce qu’Akma demande, c’est qu’on se serre les coudes avant notre première apparition publique. Alors, occupons-nous-en, d’accord ? Ce n’est pas compliqué : il suffit de la fermer quand l’un de nous fait quelque chose qui énerve les autres. C’est ainsi qu’on se conduit toujours devant Père – et c’est pour ça qu’il ignore à quel point on déteste la reine ! »
Khimin pâlit, puis rougit. « Pas moi !
— Vous voyez ? reprit Ominer. C’est ton droit de ne pas être d’accord avec nous, Khimin. Aronha disait seulement ceci : On ferme son clapet et on peut encore arriver à nos fins.
— Je suis d’accord avec vous sur tout, sauf… sur Mère, fit Khimin.
— Oui, bon, ça va, on est tous affreusement navrés pour elle ; la pauvre chérie, si ce n’est pas triste de mourir comme ça de la maladie la plus lente du monde !
— Assez, trancha Aronha. Tu prêches la paix entre nous, Ominer, mais tu n’arrêtes pas de taquiner Khimin comme si vous étiez tous les deux des gamins de trois ans !
— On n’a jamais été bébés ensemble, répliqua Ominer d’un ton acide. J’étais déjà grand longtemps avant sa naissance !
— S’il vous plaît », dit Mon calmement, profitant d’un silence dans la discussion pour que tous l’entendent. Son ton posé lui valut l’attention générale. « À vous écouter, on croirait presque à l’existence du Gardien, qui nous rendrait tous stupides pour nous empêcher de nous unir contre sa volonté. »
Comme d’habitude, Aronha prit ses paroles trop au sérieux. « Est-ce que le Gardien existe ?
— Non, il n’existe pas. Combien de fois faudra-t-il te le prouver avant que tu cesses de poser la question ?
— Je n’en sais rien. » Aronha planta son regard dans celui de Mon. « Peut-être jusqu’à ce que j’oublie le passé : depuis ta plus tendre enfance, chaque fois que tu me disais qu’une chose était vraie et juste, ça se révélait exact.