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— J’avais vraiment raison à tous les coups ? demanda Mon. Ou bien, tout simplement, avais-tu autant que moi envie de croire que des enfants de nos âges pouvaient détenir certaines connaissances ? »

Faux. C’est faux. C’est faux.

Mon conserva un visage impassible – du moins, il l’espérait.

Aronha eut un sourire mi-figue mi-raisin. « Va chercher Akma, dit-il à Mon. Si je le connais bien, il ne doit pas être loin. Il attend qu’on l’invite à revenir. Vas-y, Mon, ramène-le. Nous serons solidaires. Pour le bien du royaume. »

Khideo accueillit Ilihiak en le serrant contre lui. Non, pas Ilihiak : Ilihi. Un homme qui avait jadis été roi et qui refusait aujourd’hui qu’on lui trouve rien d’extraordinaire ; la main du Gardien, disait-il, ne l’avait pas touché. C’était très étrange, presque comme un échec. Mais pas celui d’Ilihi, à la vérité ; plutôt l’échec de l’Univers lui-même.

« Et comment va la… comment va ton épouse ? » demanda Khideo.

Les politesses d’usage et vides de sens ne prirent qu’un petit moment, d’autant que la femme de Khideo était décédée depuis de nombreuses années, alors qu’elle essayait de mettre au monde leur premier enfant. Ç’aurait dû être un garçon. D’après la sage-femme, il avait la tête si grosse, comme son père, qu’il avait complètement déchiré sa mère en passant par le canal de vie. Khideo avait alors compris qu’il l’avait tuée, car un enfant par lui conçu était trop gros pour une femme. Le Gardien le destinait à rester sans enfant ; mais au moins, il n’était pas obligé de tuer d’autres femmes pour défier la volonté du Gardien. Aussi Ilihi, au courant de ces événements, ne s’enquit-il pas de sa famille.

« Le poids du gouvernement n’est pas lourd à tes épaules, Khideo. »

Celui-ci éclata de rire. Du moins le voulut-il. Il ne parvint qu’à émettre un bruit de gorge sec. Il toussa. « Je sens mes muscles s’affaiblir. Le soldat que j’étais vieillit et s’amollit. Je me dessèche de l’intérieur. Enfin, en tout cas, je ne deviendrai pas un vieux gros bonhomme comme certains. Je serai mince et frêle.

— J’espère ne plus être là pour le voir !

— Je suis plus âgé que toi, Ilihi ; je mourrai avant toi, je te l’assure. Un vent se lèvera de l’est, une terrible tempête qui m’emportera par-dessus les montagnes jusqu’à l’océan, mais je serai tellement sec que je flotterai à la surface comme une feuille morte, jusqu’à ce que le soleil me réduise en poussière et me dissolve entièrement. »

Ilihi le regarda avec une expression si singulière que Khideo lui donna une bourrade affectueuse, comme à l’époque où, Ilihi n’étant que le troisième et le moins aimé des fils de Nuak, il l’avait pris en pitié et lui avait enseigné à devenir un homme et un soldat. Ils étaient ensemble le jour où Khideo, à bout, avait juré de tuer le roi. Là aussi, il avait donné une petite bourrade à Ilihi et vu ses yeux s’emplir de larmes. Khideo lui avait demandé ce qu’il avait et Ilihi avait craqué, pleuré et lui avait raconté ce que Pabulog lui avait fait depuis qu’il était tout enfant. « Il ne l’avait plus fait depuis des années, avait dit Ilihi. Je suis marié ; j’ai une fille. Je croyais que c’était fini. Mais il m’a arraché à la table de mon père au petit-déjeuner et il a recommencé. Deux de ses gardes me tenaient pendant ce temps. » Un froid mortel avait envahi Khideo à l’audition de ce récit. « Ton père ignore quel usage Pabulog fait de toi, n’est-ce pas ? » Et Ilihi : « Bien sûr que non. Je le lui ai dit. D’après lui, si cela m’arrive, c’est parce que je suis faible. Le Gardien voulait que je sois une fille. »

Khideo avait connaissance de bien des horreurs qui se perpétraient dans le royaume de Nuak. Il bouillait en voyant le roi maltraiter son entourage, tolérer des vices innommables chez ses plus proches collaborateurs, ne garder que quelques rares hommes de cœur parmi les puissants du royaume – mais au moins ils étaient là, et puis Nuak était le roi. Pourtant, cette fois, c’était plus qu’il ne pouvait en supporter. Roi ou non, personne ne pouvait laisser son fils dans une telle situation sans frapper le coupable. Khideo ne considérait pas de son rôle de tuer Pabulog : c’était à Nuak de le faire ou, à défaut, à Ilihi, quand il serait parvenu, après bien des tourments, à l’âge adulte. Mais Khideo était un soldat, qui avait fait serment de protéger le trône et le peuple de tout ennemi. Il savait maintenant qui était l’ennemi : Nuak. S’il le jetait à bas, tous les autres tomberaient à sa suite. Il jura donc de tuer le roi de sa propre main. Il le tenait à sa merci au sommet de la tour et s’apprêtait à l’éviscérer de son épée courte, comme on élimine un adversaire poltron, lorsque Nuak aperçut, aux frontières du pays, une immense armée elemaki lancée à l’attaque. « Il faut me laisser vivre ! Je dois prendre la tête de la défense de notre pays ! » s’était écrié Nuak, et Khideo, qui n’agissait que pour le bien du peuple, avait reconnu la justesse de ses paroles.

Alors Nuak avait entraîné en retraite l’armée tout entière, ne laissant qu’une poignée de braves pour défendre les femmes et les enfants. Loin de là, en rase campagne, les hommes qu’il avait indignement fait reculer l’avaient torturé jusqu’à la mort. Et dans la cité, Khideo avait dû supporter l’humiliation de voir l’épouse d’Ilihi, en tête des jeunes filles, aller plaider pour la vie des habitants, parce que les épées n’étaient pas en nombre suffisant pour contenir les Elemaki, fût-ce un seul instant.

Tout cela, Khideo l’avait présent à l’esprit chaque fois qu’il se trouvait en présence d’Ilihi. Il l’avait vu, adolescent, dans sa plus grande faiblesse ; il l’avait vu devenir un homme et régner sur un royaume. Mais les dégâts étaient là. Ilihi restait brisé. Sinon, pourquoi aurait-il rejeté le trône ?

Pourtant, ayant entendu le thanatopsis badin – du moins le voulait-il badin – de Khideo, Ilihi lui adressa un regard empli d’une étrange inquiétude. « À t’écouter, on dirait que tu aspires à la mort, alors que ce n’est pas vrai, je le sais.

— En effet, j’aspire à la mort, Ilihi, répondit Khideo. Mais pas à la mienne. »

Ils éclatèrent de rire à l’unisson.

« Ah, Lihida, mon vieil ami, j’aurais dû être ton père !

— Crois-moi, Khideo, sauf dans le sens biologique, tu l’as été. Tu l’es toujours.

— Tu es donc venu chercher un conseil paternel ?

— Ma femme a surpris des rumeurs. »

Khideo leva les yeux au ciel.

« Oui, elle savait que tu ne l’écouterais pas, mais, de toute façon, dès que je t’aurais révélé ce que nous avons appris, tu aurais su que cela venait d’elle. Aucun homme n’aurait pu me le dire. »

De notoriété publique, Ilihi avait rejeté le refus absolu des Zenifi de cohabiter avec le peuple du ciel ; dans sa propre maison, les anges venaient en amis et souvent, ce pour quoi jamais aucun citoyen de la terre de Khideo n’aurait dévoilé de secret à Ilihi. On ne pouvait pas lui faire confiance.

Avec les femmes, c’était différent. Les hommes ne peuvent pas contrôler leurs épouses, ce n’était pas plus compliqué ; par nature, elles sont bavardes et manquent de discernement pour savoir à qui se fier et de qui se méfier. Ilihi et sa femme étaient des gens bien, honnêtes ; mais quand il s’agissait de défendre le mode de vie Zenifi – le mode de vie humain –, mieux valait ne pas compter sur Ilihi. L’ennui, c’est que Khideo refusait de lui mentir. Si Ilihi désirait avoir confirmation de ces rumeurs, il savait qu’il pouvait se renseigner auprès du gouverneur de la terre de Khideo.