— Tu es trop malin pour moi, Khideo, je ne te suis plus.
— Comme toujours.
— C’est ce que s’imaginent tous les pères ; et tous les fils refusent de le croire.
— Eh bien, qui a raison ? demanda Khideo. Les pères pleins d’assurance ? Ou les fils enfermés dans leur refus ?
— À mon avis, les pères se croient trop fines mouches, à tel point que le jour où ils veulent apprendre à leurs fils ce qu’ils savent, ceux-ci se méfient parce qu’ils cherchent encore où est l’astuce.
— Quand je voudrai t’enseigner ma sagesse, dit Khideo, tu le sauras et tu me croiras.
— J’ai un secret à te révéler, moi aussi, Khideo : ta sagesse, tu me l’as déjà enseignée et je sais déjà ce que tu prépares pour ce pauvre Akmaro.
— Tu fais semblant d’être au courant dans l’espoir que je vais tout te dire ; penses-tu vraiment pouvoir me piéger ainsi ? Non, renonces-y. Ça ne marchait pas quand tu avais quinze ans, et ça ne marche pas plus aujourd’hui !
— Permets-moi de te révéler quelque chose que tu ne sais peut-être pas : même si Akmaro a été ton ami…
— C’est toujours mon ami.
— … il est plus fort que toi. Et que moi, que Motiak, que n’importe qui. »
Khideo éclata de rire. « Akmaro ? Il ne fait que parler ! C’est du vent !
— Il est plus fort que nous tous, mon ami, parce qu’il accomplit la volonté du Gardien de la Terre, et que le Gardien de la Terre arrivera à ses fins ; il arrivera à ses fins avec nous, ou bien il nous éliminera pour faire place à une autre souche de ses enfants. Peut-être des descendants des jaguars et des condors, cette fois, ou alors, il se tournera vers la mer et choisira les fils et les filles des calmars ou des requins. Mais force restera au Gardien.
— S’il est si puissant, Ilihi, pourquoi ne nous transforme-t-il pas, tout simplement ? Il pourrait faire des fouisseurs, des anges et des humains des êtres pacifiques, heureux, satisfaits de leur sort, qui vivraient ensemble dans une ménagerie obscène !
— Peut-être parce qu’il ne veut pas d’une ménagerie, parce qu’il souhaite que nous comprenions son plan, que nous le désirions, que nous le suivions parce qu’il nous paraît bon.
— Qu’est-ce que c’est que cette religion pour midinettes évaporées ? Combien de temps Motiak resterait-il roi s’il attendait des gens qu’ils lui obéissent parce qu’ils aiment la loi et désirent s’y conformer ?
— Pourtant, c’est bien pour ça qu’ils obéissent, Khideo.
— Ils obéissent à cause de son armée d’hommes munis d’épées, Ilihi.
— Mais ces hommes munis d’épées, pourquoi obéissent-ils ? Rien ne les y oblige, tu sais. À tout moment, l’un d’eux, indigné par les menées du roi, pourrait…
— Ne me jette pas cette histoire à la figure pour plaisanter, le coupa Khideo. Pas au bout de tant d’années.
— Je ne plaisante pas. J’observe seulement que si une nation obéit à un bon souverain comme Motiak, c’est parce qu’au bout du compte les gens les plus intègres et les plus énergiques savent qu’il est de leur intérêt qu’il reste en place. Son règne leur apporte la paix. Même s’ils n’apprécient pas tous ses décrets, ils peuvent trouver le moyen d’être heureux en Darakemba. Toi, c’est bien pour ça que tu lui obéis, non ? »
Khideo acquiesça.
« Il y a longtemps que je réfléchis à cette question : pourquoi le Gardien n’a-t-il pas empêché Père d’agir comme il l’a fait ? Pourquoi ne nous a-t-il pas menés vers la liberté au lieu de nous laisser croupir en esclavage pendant des années avant la venue de Monush ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Quel était son dessein ? Cette question m’a tourmenté jusqu’au jour où j’ai compris que…
— Tu me rassures. J’ai cru que tu allais me dire que la réponse t’avait été donnée par ton épouse. »
Ilihi lui adressa un regard peiné et poursuivit : « J’ai compris que le Gardien n’aurait eu aucun usage d’une bande de marionnettes soumises à sa volonté. Ce qu’il veut, ce sont des compagnons. Tu comprends ? Il veut que nous devenions comme lui, que nous désirions les mêmes choses que lui, que nous travaillions pour les mêmes buts, librement, volontairement, parce que nous en avons envie. Alors seulement les paroles de Binaro s’accompliront et le Gardien viendra vivre parmi le peuple de la Terre. »
Khideo frissonna. « Si c’est vrai, Ilihi, alors je suis l’ennemi du Gardien de la Terre.
— Non, mon ami. Seules tes idées sont ses ennemies. Par bonheur, tu es plus fidèle à tes amis qu’à tes idées – et cela fait partie de ce que le Gardien attend de nous. En vérité, je pense que dans l’avenir, malgré le dégoût que t’inspire le mélange des espèces, tu laisseras le souvenir d’un des plus grands défenseurs des amis du Gardien.
— Ha !
— Regarde-toi, Khideo. Bien des gens partagent tes idées, mais qui sont tes amis ? Qui sont ceux que tu aimes ? Moi ; Akmaro.
— Pas seulement ; j’aime beaucoup de personnes.
— Moi, Akmaro, mon épouse…
— Je déteste ton épouse !
— Tu te ferais tuer pour elle ! »
Khideo ne répondit pas.
« Et maintenant, un ange, ton fameux informateur. Pour lui aussi, tu serais prêt à mourir, non ?
— Avec tous ces gens pour lesquels je me ferais volontiers tuer, c’est un miracle que je sois encore vivant !
— N’as-tu pas horreur de t’apercevoir que quelqu’un te connaît mieux que tu ne te connais toi-même ?
— Si, répondit Khideo.
— Je le sais. Pourtant, il y a eu autrefois un homme qui me connaissait mieux que moi-même. Qui a perçu en moi la force que j’ignorais posséder. Et veux-tu que je te dise ?
— Tu détestais ça.
— J’ai remercié le Gardien de m’avoir envoyé cet homme. Et je le supplie encore aujourd’hui de le protéger. Je m’adresse encore au Gardien pour lui dire : “Ce n’est pas ton ennemi. Il croit l’être mais c’est faux. Protège-le.” Voilà ce que je lui dis.
— Tu parles au Gardien ?
— Sans arrêt, en ce moment.
— Et il te répond ?
— Non. Mais il faut dire que je ne lui pose aucune question. La seule réponse dont j’ai besoin de sa part, c’est celle-ci : je regarde ce qui m’entoure et je vois partout sa main qui guide le monde. »
Khideo se détourna, dissimulant son visage. Il ignorait la raison de son attitude ; aucune émotion particulière ne la motivait. Simplement, il ne supportait pas de regarder Ilihi dans les yeux à cet instant précis. « Va voir Motiak, murmura-t-il. Dis-lui ce que tu dois lui dire. Rien ne nous arrêtera.
— Peut-être bien, répondit Ilihi. Mais si rien ne vous arrête, ce sera parce que, sans vous en rendre compte, vous aurez servi les desseins du Gardien. »
Il l’embrassa – sur l’épaule, parce que son visage était détourné – et quitta le jardin du gouverneur de la terre de Khideo. Celui-ci n’en bougea pas pendant encore une heure, jusqu’à l’arrivée de la pluie du soir. Il rentra dans la maison trempé. Il n’avait pas de serviteur pour le sermonner. Du jour où il avait appris qu’Akmaro et sa femme s’occupaient seuls de leur cuisine et de leur lessive, il les avait imités. Il n’avait l’intention de le céder en rien à Akmaro, ni en vertu, ni en prétention, ni en sacrifice. Nul ne pourrait jamais dire : Khideo avait peut-être raison, mais Akmaro était un homme meilleur que lui. Non ; les gens seraient forcés de le reconnaître : Khideo était aussi bon que lui, et en plus il avait raison.