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Oui, tout cela était bel et bon, mais n’empêche que c’était Akmaro qui avait gagné la libre obéissance d’Ilihi. Il lui avait dérobé ce trésor, au bout de toutes ces années.

Capitale d’un grand empire, Darakemba restait néanmoins une bourgade par bien des côtés. Certains potins se répandaient rapidement jusque dans les maisons les plus nobles. C’est ainsi qu’il fallut à peine quelques semaines pour que la nouvelle de l’ouverture d’une école arrive aux oreilles de Chebeya. « Elle l’a baptisée “Maison de Rasaro” ! Imaginez-vous une telle effronterie ? » « Je lui ai demandé qui en était le directeur, et elle m’a répondu que c’était elle ! » « Elle prétend enseigner exactement à la manière de l’épouse du Héros Volemak, comme si quelqu’un pouvait le savoir ! » « Aucun enfant ne sort de ce qu’on peut appeler une bonne famille, mais ce qui est effrayant, c’est qu’elle mêle ces enfants avec… avec ceux de… d’anciens…

— Esclaves », termina Chebeya. Elle dut faire un effort méritoire pour ne pas rappeler à ses amies ce que son mari et elle avaient passé la dernière décennie à prêcher : aux yeux du Gardien, les enfants de la terre n’avaient pas moins de valeur que ceux du milieu ou du ciel.

« Et il paraît qu’elle serait prête à faire des classes de garçons et de filles mélangés, si certains parents manquaient de discernement et de décence au point de l’y autoriser ! »

Après réflexion, Chebeya rédigea un mot qu’elle fit porter à la nouvelle école par un des professeurs qui résidait non loin de là. Elle y invitait la nouvelle enseignante à lui faire une visite.

Le lendemain, le message lui revint ; au dos, gribouillé à la hâte, il y avait ces mots : Merci, mais l’école occupe toutes mes journées. Venez me voir, si vous voulez.

D’abord, Chebeya fut surprise et, elle dut se l’avouer, vaguement vexée. Elle était l’épouse du grand-prêtre, quand même ! Et voilà que cette femme refusait son invitation et la conviait, elle – avec quelle désinvolture ! – à venir la voir, et à l’école, s’il vous plaît, même pas à son domicile !

Chebeya s’en voulut aussitôt de ce sursaut de dignité outragée. Et puis ce nouveau professeur n’en était que plus intéressant. Elle fit part à Luet de ce qu’elle avait appris et de ce qu’était devenue son invitation ; Luet insista pour l’accompagner. Lorsqu’elles se mirent en route, Edhadeya s’était entre-temps jointe à elles. « J’ai envie de voir de quoi Rasa avait l’air comme professeur, expliqua-t-elle.

— Tu n’espères tout de même pas que cette école ressemblera à celle de la légende ? fit Chebeya.

— Et pourquoi pas ? Rien que le fait qu’une femme la dirige la rend plus proche de celle de Rasa qu’aucune autre de ma connaissance !

— On dit que chez les fouisseurs les écoles de filles ont toujours été dirigées par des femmes, intervint Luet.

— Oui, mais cette femme-ci est humaine, lui rappela Edhadeya. Elle est humaine, n’est-ce pas ?

— Elle se fait appeler Shedemei, répondit Chebeya. Le nom d’autrefois, tout entier, pas Sedma comme nous disons aujourd’hui. »

Ses cadettes s’essayèrent à prononcer le nom.

« Ils devaient articuler différemment, jadis, fit Luet. Notre langue a-t-elle donc changé à ce point ?

— Bien obligé, pour permettre aux anges et aux fouisseurs de la parler, dit Edhadeya. Il existait, prétend-on, des phonèmes que les gens du ciel et ceux de la terre étaient incapables de reproduire ; ils ont disparu, de nos jours.

— Peut-être n’est-ce pas la langue qui s’est modifiée, remarqua Luet, mais eux qui ont appris à émettre de nouveaux sons !

— Il est impossible de savoir à quoi ressemblait la langue d’autrefois, dit Chebeya ; vous disputer à ce sujet est oiseux.

— Mais nous ne nous disputons pas, répondit Luet. C’est notre façon de bavarder.

— Ah ! fit Chebeya. Un soupçon de désaccord, avec une pincée d’insolence envers ta mère ? » Mais elle sourit et les deux jeunes filles éclatèrent de rire ; après une longue traversée d’un quartier suranné qui n’avait jamais été à la mode, elles débouchèrent sur l’avenue qu’elles cherchaient. Un vieil ange installé sur un juchoir sous sa véranda observait les allées et venues des passants. « Aïeul, dit Luet, parce qu’elle était la plus jeune, pouvez-vous nous indiquer le chemin de la nouvelle école ?

— L’école de filles ? demanda le vieil homme.

— Il y a donc tant d’écoles dans cette rue ? rétorqua Luet d’un air innocent, en effaçant toute trace de moquerie de sa voix.

— Les trois maisons accolées, là-haut, qui font l’angle. » Et il leur tourna le dos, ce qui, chez un vieillard, n’était pas aussi grossier que chez un jeune. Mais elles l’entendirent malgré tout marmonner : « Une école pour rats de boue !

— Un des Protégés, certainement ! fit Edhadeya à mi-voix.

— Oh oui ! acquiesça Luet. Je l’ai vu tout de suite ! »

Elles étaient trop bien élevées pour se moquer ouvertement du vieillard – ou du moins trop conscientes de l’image qu’elles devaient donner, car n’importe qui pouvait reconnaître en elles la fille du roi accompagnée de la femme et de la fille du grand-prêtre.

Ce n’est qu’une fois devant les trois maisons abritant l’école qu’elles comprirent en quoi sa situation était particulièrement bien adaptée pour un établissement où devaient se mêler les trois espèces. Un peu plus loin, sur la rue transversale, s’étendait un terrain vague où un bouquet de vieux arbres touffus au bord d’un ruisseau n’avait jamais connu la hache. Quelques huttes se dressaient là, qu’occupaient peut-être des humains indigents, et des toits de chaume dans les arbres indiquaient la présence d’anges désargentés. Ces indices seuls auraient suffi à qualifier l’endroit de taudis ; mais les femmes savaient que les deux rives du ruisseau étaient grêlées de souterrains, habitations d’affranchis qui avaient dilapidé leur prime de libération et vivaient désormais dans une misère noire, louant leurs services à la journée s’ils étaient en bonne santé, mendiant ou mourant de faim s’il leur manquait les qualifications pour trouver des tâches à la pièce. Akmaro prêchait souvent que l’existence de tels bidonvilles prouvait que le peuple de Darakemba était indigne de la grande richesse et de la prospérité que le Gardien lui avait données. Bien des pauvres ne survivaient que grâce aux dons de nourriture que les Protégés faisaient à la Maison du Gardien et que prêtres et professeurs distribuaient ensuite dans les terriers. Certaines personnes avaient même le front d’affirmer qu’elles donneraient davantage si elles n’avaient pas la certitude que leurs aumônes iraient en majorité à des fouisseurs paresseux. Comme si ces derniers n’avaient pas déjà perdu la moitié de leur existence, voire plus, comme esclaves – non rémunérés, naturellement – dans les demeures des riches !

Ainsi, cette Shedemei avait choisi d’ouvrir son école à proximité d’habitations de fouisseurs ; sa volonté d’y intégrer leurs enfants était donc sérieuse. Mais à cet emplacement, les brises venues des montagnes occidentales lui apporteraient aussi les effluves tristement célèbres du ruisseau. Le ruisseau des Rats, comme disaient certains. Akmaro, lui, l’appelait toujours le ruisseau du Gardien. Les gens bien élevés n’en parlaient pas du tout.

Étant donné que les portes des trois bâtiments étaient ouvertes et que les trois vérandas abritaient des fillettes occupées à réciter à voix basse, à apprendre par cœur ou simplement à lire des textes, il était difficile de deviner quelle était l’entrée principale. D’ailleurs, cela s’avéra sans importance, car Shedemei sortit en personne accueillir les visiteuses.