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« C’est donc ainsi que Nuak est mort, dit Père. C’était un bon roi, autrefois. Mais il n’a jamais été intègre. Et lorsque je le servais, je n’étais pas intègre non plus.

— Tu n’as jamais vraiment fait partie de cette clique », répondit Mère.

Akma aurait voulu demander à son père si les autres assertions des fils de Pabulog étaient également vraies, mais il n’osait pas : il n’aurait pas su que faire de la réponse. S’ils avaient raison, son père était un parjure et, dès lors, comment lui faire confiance ?

« Il ne faut pas laisser Akma dans cet état, déclara Mère à voix basse. Tu ne vois pas combien ils l’ont éloigné de toi ?

— Akma, je pense, est assez grand pour savoir qu’on ne doit pas croire un menteur.

— Mais ils ont dit que c’était toi, le menteur, Kmaro. Comment peut-il te croire, dans ce cas ? »

Akma resta stupéfait : sa mère percevait dans son esprit des choses dont il était à peine conscient lui-même. Mais, il le savait aussi, c’était mal de douter de son propre père, et l’expression qu’affichait celui-ci le fit frissonner d’angoisse.

« Ainsi, ils m’ont chassé de ton cœur, c’est cela, Kmadis ? » Il l’avait appelé dis, c’est-à-dire « enfant bien-aimé », et non ha, « héritier honorable », terme qu’il employait lorsqu’il était particulièrement fier de son fils. Kmaha… c’est ce nom-là qu’il aurait voulu entendre et que son père ne prononçait pas. Ha-Akma. L’honneur, non la pitié.

Mère intervint :

« Il leur a résisté et il l’a payé. Il s’est montré courageux.

— Mais ils ont semé la graine du doute dans ton cœur, n’est-ce pas, Kmadis ? »

C’était insupportable et Akma ne put se retenir : il fondit en larmes.

« Apaise son esprit, Kmaro, dit Mère.

— Et comment le puis-je, Chebeya ? Je n’ai jamais violé mon serment au roi, mais quand on m’a chassé et qu’on a voulu me tuer, là oui, j’ai compris que Binaro avait raison : le seul motif pour lequel on empêchait les gens du commun d’apprendre à lire, à écrire et à parler l’ancienne langue, c’était pour préserver le monopole du pouvoir que détiennent les prêtres. Si tout un chacun pouvait déchiffrer le calendrier, les archives d’autrefois et les textes de loi, à quoi bon se soumettre à l’autorité des prêtres ? J’ai donc violé ma parole et j’ai appris à lire et à écrire à tous ceux qui se présentaient à moi. Je leur ai révélé le calendrier. Mais ce n’est pas faire le mal que d’enfreindre une promesse nuisible. » Père se tourna vers Mère. « Il ne comprend pas, Chebeya.

— Chut ! » fit-elle.

Ils se turent ; seule leur respiration emplit le silence de la hutte. Ils entendirent le pas d’un fouisseur qui traversait le village en courant.

« Que va-t-il faire, à ton avis ? » murmura Mère.

Père lui posa un doigt sur les lèvres. « Dors, dit-il. Dormons tous, à présent. »

Mère s’étendit sur la paillasse à côté de Luet qui avait depuis longtemps sombré dans le sommeil. Père s’allongea près d’elle et Akma s’installa de l’autre côté. Mais il ne voulait pas du bras de son père sur lui ; il voulait dormir seul, pour cuver sa honte. La plus grande humiliation ne lui venait pas de s’être fait gaver ni à demi étouffer, de s’être fait barbouiller de pulpe de fruit, d’avoir culbuté au bas de la butte, de s’être trouvé devant tout le monde en haillons, couvert d’ordure ; non, c’était de savoir que son père était un parjure, et de l’avoir appris par la bouche des fils de Pabulog.

Il n’y avait pas plus méprisable qu’un parjure, chacun le savait ; on ne pouvait pas lui faire confiance et il n’y avait donc rien à en tirer. Impossible d’en attendre quelque chose si l’on n’était pas là pour le surveiller. D’ailleurs, Père et Mère l’avaient inculqué à Akma dès son plus jeune âge : quand il faisait une promesse, il devait la tenir, sans quoi il était sans honneur et indigne de confiance.

L’enfant réfléchit aux paroles de son père : enfreindre un serment nuisible, c’était bien. Mais s’il était nuisible, pourquoi l’avoir prêté, pour commencer ? Akma ne comprenait pas. Père avait-il été mauvais autrefois, lorsqu’il avait prêté ce serment nuisible, et arrêté plus tard d’être mauvais ? Mais comment arrêtait-on une fois qu’on avait commencé ? Et puis qui décidait de ce qu’était le mal ?

Le soldat dont Didul avait parlé – Khideo ? –, c’est lui qui avait raison. On tue franchement son ennemi ; on ne se faufile pas dans son dos en violant ses promesses. Chez les enfants, on ne tolérait pas l’hypocrisie. Quand on se disputait, on se mettait debout face à face et on se criait dessus, ou bien on se battait pour soumettre l’autre à sa volonté. On pouvait se chamailler comme ça avec un ami, ça n’empêchait pas qu’on reste ami avec lui. Mais les coups par en dessous, ça, ce n’était pas digne d’un ami. C’étaient des façons de traître.

Pas étonnant que Pabulog soit fâché contre Père. C’est pour ça que nous souffrons tous : parce que Père est un hypocrite qui s’est caché dans le désert et qui a violé ses promesses.

Akma fondit en larmes. Il avait horreur de ces idées affreuses qui lui venaient. Père était bon et gentil, et tout le monde l’aimait. Comment pouvait-ce être un sale hypocrite ? Tous les discours des fils de Pabulog devaient être des mensonges, impossible autrement ! C’étaient eux les méchants, eux qui l’avaient tourmenté, humilié ! C’étaient eux les menteurs !

Oui, mais Père avait reconnu qu’ils avaient dit la vérité. Comment des méchants pouvaient-ils avoir raison et des gentils enfreindre des serments ? Toutes ces idées tournoyaient encore follement dans la tête d’Akma quand il s’enfonça enfin dans le sommeil.

2

Rêves

Mon grimpa sur le toit de la résidence royale pour assister au coucher du soleil brûlant, au moment où il s’enfonçait entre les montagnes, à l’extrémité septentrionale de la vallée. Bego, le bibliothécaire du roi, lui avait révélé un jour qu’à leur arrivée sur Terre les humains croyaient que le soleil se couchait à l’ouest et se levait à l’est. « C’est parce qu’ils venaient d’une planète où les montagnes étaient rares, avait-il expliqué ; ils ne faisaient donc pas la différence entre le nord et l’ouest.

— Ni entre le haut et le bas ? avait demandé Aronha avec une feinte naïveté. Les hommes étaient-ils complètement stupides avant que les anges ne les éduquent ? »

C’était tout Aronha, ça : toujours exaspéré par le grand savoir de Bego. Mais pourquoi Bego ne serait-il pas fier d’être un homme du ciel et de la sagesse accumulée par les siens ? Aronha n’arrêtait d’interrompre les cours pour signaler que les humains avaient apporté telle ou telle bribe de connaissance au peuple du ciel. Vraiment, à l’entendre, on avait l’impression que, sans les humains, ceux du ciel dormiraient encore dans les arbres la tête en bas !

Mon, lui, passait plutôt son temps à envier leurs ailes. Même celles du vieux Bego, pourtant si corpulent qu’il avait du mal à descendre en planant d’un étage jusque par terre – même ses ailes coriaces, Mon regrettait de ne pas les posséder. La plus grande déception de son enfance, il l’avait connue le jour où il avait appris que les humains ne devenaient pas des anges en grandissant, que si, à la naissance, on n’avait pas deux ailes duveteuses et encore inutilisables plaquées contre soi, elles ne pousseraient pas avec le temps. On était condamné pour toujours à porter deux bras nus et inefficaces.