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Chebeya sut immédiatement que ce devait être elle : il émanait d’elle une aura de grande autorité ; elle les salua avec une brièveté presque inconvenante et les invita à entrer. « Les petites descendent à l’instant faire leur sieste de l’après-midi, dit-elle ; je vous demanderai donc de parler doucement dans le couloir. »

Une fois dans l’école, elles se rendirent compte que cette Shedemei avait dû louer non seulement les bâtiments d’angle, mais aussi des aîtres à l’intérieur du pâté de maisons, car les enfants dormaient à l’ombre de quelques vieux arbres plantés dans une cour centrale – enfin, les petites qui n’étaient pas suspendues aux branches basses, naturellement. Chebeya remarqua plusieurs femmes qui allaient d’une enfant à l’autre, aidant l’une à s’étendre confortablement, apportant un verre d’eau à l’autre. Étaient-ce des professeurs ou des servantes ? Et d’abord, cette distinction avait-elle cours ici ?

« Je n’en crois pas mes yeux ! murmura soudain Edhadeya.

— Ce ne sont que des enfants qui dorment, répondit Chebeya, se méprenant sur la surprise d’Edhadeya.

— Non, je parle de… Se pourrait-il que ce soit la vieille Uss-Uss ? Je la trouvais très âgée quand elle était ma domestique personnelle, et je ne l’ai plus vue depuis… oh, si longtemps que je la croyais morte ; mais là, j’ai eu l’impression de voir se diriger vers cette porte…

— Je n’ai jamais connu ta fameuse Uss-Uss, fit Luet ; j’aurais du mal à t’aider à l’identifier. »

Chebeya finit par repérer de qui Edhadeya parlait : une vieille fouisseuse voûtée à la démarche lente et traînante.

Au même instant, Shedemei revint de la cour. Edhadeya la questionna aussitôt. « Cette femme de la terre, celle qui entre dans la maison en face… ce n’est pas Uss-Uss, n’est-ce pas ?

— Je vous remercie de ne pas l’avoir appelée, dit Shedemei. Cela aurait réveillé les enfants, et sans aucun résultat, car votre ancienne servante est presque complètement sourde, aujourd’hui. À propos, nous la nommons Voojum, ici.

— Voojum, oui, bien sûr. Moi aussi, je la nommais ainsi, les derniers mois avant qu’elle nous quitte. J’ai bien souvent pensé à elle depuis.

— C’est vrai », affirma Luet.

Un souvenir revint à Edhadeya, qui se mit à l’exprimer d’une voix douce, atténuée. « Elle est partie de chez nous dès que Père a libéré tous les esclaves. Son départ ne m’a pas surprise. Elle m’avait dit son rêve de posséder une maison à elle ; pourtant, j’avais espéré qu’elle resterait comme libre employée. Elle était bonne avec moi. En vérité, c’était plus une amie qu’une servante. Je regrette qu’elle ait décidé de s’en aller. »

Quand elle répondit, Shedemei avait une voix qui évoquait le croassement d’un corbeau. « Elle n’a pas décidé de s’en aller, Edhadeya ; c’est la reine qui l’a renvoyée : elle était trop vieille, inutile, et elle avait une mauvaise influence sur vous.

— C’est faux !

— Oh, Voojum n’a pas oublié les mots de la reine ; ils se sont imprimés dans sa mémoire. »

Edhadeya rectifia : « Non, je voulais dire qu’elle n’a jamais eu de mauvaise influence sur moi ! Elle m’a appris beaucoup : à voir au-delà de moi-même, à… J’ignore tout ce qu’elle m’a appris. Ça se passe trop loin au fond de mon cœur. »

L’expression de Shedemei se radoucit, et elle prit la main de la jeune fille – à la surprise passagère de celle-ci, car les étrangers devaient demander la permission avant de toucher la personne d’un enfant de sang royal. « Je suis heureuse que vous sachiez l’estimer, dit Shedemei.

— Et moi, qu’elle soit chez vous », répondit Edhadeya. Au soulagement de Chebeya, loin de protester contre les privautés de Shedemei, elle plaça sa main sur celle de l’enseignante. « Dans une bonne maison, au déclin de ses jours. J’espère que ses devoirs sont légers, mais bien réels : elle a trop de fierté pour ne pas gagner sa vie par ses propres moyens. »

Shedemei eut un petit rire sec. « Ses devoirs sont assez légers, je pense. Mais tout aussi réels que les miens, puisque ce sont les mêmes. »

Luet émit un hoquet de surprise, puis se couvrit la bouche, stupéfaite. « Excusez-moi », murmura-t-elle.

Chebeya demanda, pour détourner l’attention de l’embarras de sa fille : « Elle est donc professeur ?

— Chez le peuple de la terre, répondit Shedemei, on l’a toujours considérée comme une sage, comme une gardienne des récits anciens. Elle était très célèbre parmi les esclaves. Ils lui faisaient arbitrer leurs querelles, bénir leurs bébés et lui demandaient de prier pour les malportants. Elle a une affection particulière pour Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée. »

Edhadeya hocha la tête. « Celle dont vous portez le nom. »

Cette réflexion parut amuser Shedemei. « Elle même, en effet. Vous parlez d’elle, en général, comme de “l’épouse de Zdorab”, je crois.

— Par mesure de respect, expliqua Chebeya, nous nous efforçons d’éviter les vaines répétitions des noms des Femmes Premières.

— Et est-ce pour la même raison que les hommes en parlent ainsi ? » demanda Shedemei.

Luet se mit à rire. « Non. Les hommes sont incapables de se rappeler les noms des femmes.

— Dans ce cas, il est bien malheureux que vous ne mentionniez jamais ces noms ; cela leur rafraîchirait la mémoire, dit Shedemei.

— Nous parlions de Voojum, intervint Edhadeya. Si elle enseigne à ses élèves à moitié aussi bien qu’elle m’a enseigné, la redevance que paient les parents est bien placée !

— Pourrai-je citer la fille du roi quand je ferai de la publicité pour l’école ? » s’enquit Shedemei.

Chebeya ne put laisser passer cette effronterie. « Aucune d’entre nous n’a exigé le respect traditionnel dû à sa place dans la société, Shedemei, mais votre sarcasme aurait été insultant pour n’importe qui, pas seulement pour la fille du roi !

— Edhadeya a-t-elle besoin de vous pour la protéger d’un professeur à la langue acérée ? rétorqua Shedemei. Est-ce pour cela que vous êtes ici ? Pour vous assurer de mes bonnes manières ?

— Je suis navrée, dit Edhadeya. J’ai dû prononcer des mots qui vous ont offensée. Je vous en prie, pardonnez-moi. »

Shedemei la regarda en souriant. « Et voilà. Vous vous excusez sans même savoir ce que vous avez fait pour me mettre en colère. C’est ce qu’enseigne Voojum. D’aucuns parlent de mentalité d’esclave, mais elle répond que la Gardienne lui a appris à s’adresser à tout le monde comme à son maître, et à servir chacun comme si elle était sa servante. Ainsi, son maître ne pouvait rien exiger d’elle qu’elle ne donnât déjà librement à tous.

— J’ai l’impression, dit Chebeya à Edhadeya, que ton ancienne domestique est en effet très sage.

— Une réflexion qu’on entend souvent, non seulement dans mon école mais chez tous les gens de la terre, fit Shedemei, c’est que la fille de Motiak a eu bien de la chance de passer son enfance en compagnie de Voojum. La plupart s’imaginent aussi que vous n’avez pas su l’estimer à sa juste valeur. Je suis heureuse de constater que cette supposition est infondée. »

Edhadeya sourit et inclina la tête devant ce qui était manifestement un suprême effort de la part de cette femme revêche pour rétablir la paix. « Se souvient-elle de moi ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien. Elle évoque peu ses jours de captivité, et personne chez nous n’aurait la grossièreté de lui en parler. »

Autant pour la pacification. Ces paroles firent à Edhadeya l’effet d’un soufflet. Chebeya allait suggérer qu’elles avaient assez abusé du temps de Shedemei quand celle-ci dit : « Allons, venez. Vous voulez visiter cette école, oui ou non ? »