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La curiosité l’emporta sur les blessures d’amour-propre, d’autant plus qu’Edhadeya ne paraissait pas s’en ressentir. Elles suivirent donc Shedemei qui leur montra les différentes salles de classe, la bibliothèque – remplie d’un nombre stupéfiant de livres pour une école récemment ouverte –, la cuisine, les dortoirs pour les pensionnaires. « Naturellement, toutes les élèves de Rasa vivaient sur place, expliqua Shedemei. Elles étaient si proches les unes des autres qu’elles formaient comme une famille. Elles appelaient leur directrice tante Rasa, et elle parlait de ses résidentes comme de ses nièces. Ses propres filles n’avaient droit à aucun traitement de faveur.

— Pardonnez ma question, dit Chebeya, mais où trouve-t-on ces détails sur l’institution de Rasa ? »

Sans répondre, Shedemei mena ses visiteuses à une chambre qui ressemblait à une cellule. « Pour certaines de mes enseignantes, cette pièce est des plus ascétiques ; pour d’autres, elle est d’un luxe incomparable. C’est sans importance : si elles travaillent pour moi et prennent pension chez moi, c’est dans ce genre de chambre qu’elles logent.

— Quel professeur occupe celle-ci ? demanda Luet.

— Moi.

— Je dois reconnaître, dit Chebeya, que cette école ne pourrait être mieux en adéquation avec les préceptes de mon époux s’il en avait rédigé lui-même les statuts. »

Shedemei lui adressa un sourire froid. « Mais il n’a jamais rédigé de statuts pour une école de filles, n’est-ce pas ?

— Non », répondit Chebeya, avec l’impression d’avouer quelque affreux méfait.

Après bien des détours au travers des bâtiments connexes, elles étaient arrivées à l’autre extrémité de la cour, près de la porte où avait disparu Voojum. Sans étonnement, elles la trouvèrent en train de donner un cours dans une salle du rez-de-chaussée.

« Vous plairait-il d’aller l’écouter un petit moment ? murmura Shedemei.

— Je ne voudrais pas la déranger, répondit Edhadeya.

— Elle ne vous entendra pas et elle n’a plus très bonne vue. Cela m’étonnerait qu’elle vous reconnaisse d’un bout à l’autre de la salle.

— Dans ce cas, oui, s’il vous plaît. » Edhadeya se tourna vers ses compagnes. « Ça ne vous ennuie pas, n’est-ce pas ? »

Elles firent signe que non ; Shedemei les fit entrer et leur offrit des tabourets en tous points semblables à ceux qu’occupaient les élèves. Seule Voojum elle-même bénéficiait d’un fauteuil avec bras et dossier, ce que nul ne pouvait lui reprocher étant donné sa faiblesse.

Elle faisait cours à un groupe de filles plus âgées que la moyenne, qui n’étaient pourtant sûrement pas en classe supérieure, puisque l’école venait à peine d’ouvrir.

« Donc, Emiizem a demandé à Oykib : “À quelle vertu la Gardienne de la Terre accorde-t-elle le plus de valeur ? Est-ce à la haute taille des Anciens ?” – car c’est ainsi qu’on appelait les gens du milieu quand ils sont revenus sur Terre – “ou aux ailes des viandes-du-ciel ?” – car tel était l’horrible nom que nous donnions aux gens du ciel et qu’Emiizem n’avait pas encore appris à ne pas employer – “ou à l’adoration fervente que nous portons aux dieux ?” Que pensez-vous qu’Oykib a répondu ?” »

Chebeya écouta plusieurs élèves repousser une à une les vertus que ne possédait qu’une seule des trois espèces et réfléchit. Ce n’était rien d’autre que de l’endoctrinement. Mais peu à peu les propositions des jeunes filles prirent un caractère plus universel et, de temps en temps, plus subtil. L’espérance. L’intelligence. La compréhension de la vérité. La noblesse. Chaque proposition entraînait des considérations sur la vertu en question et sur la possibilité de s’en servir ou non à l’encontre des lois de la Gardienne. Cette conversation, de nombreux indices le prouvaient, était une sorte d’examen ; les élèves avaient déjà discuté de ces vertus, y avaient réfléchi, en avaient débattu. Un malfaiteur pouvait espérer échapper au châtiment. On pouvait employer l’intelligence à déstabiliser et à détruire un homme vertueux. Celui qui comprend la vérité n’y attache pas nécessairement de la valeur et ne prendra pas obligatoirement fait et cause pour elle ; les menteurs doivent comprendre la vérité afin de pouvoir défendre leur mensonge. Une femme noble peut très bien sacrifier tout ce qu’elle a pour une cause indigne, si sa noblesse ne s’accompagne pas de sagesse.

« La sagesse, alors, dit une élève. Car n’est-ce pas la vertu qui permet de savoir la volonté de la Gardienne ?

— À ton avis ? » répondit Voojum d’un ton posé.

Évidemment, le niveau sonore de toute cette conversation était très élevé, d’une part parce que la surdité de Voojum l’exigeait sans doute, et d’autre part à cause de l’exubérance naturelle des élèves. Cependant, jamais Chebeya n’avait vu une telle loquacité dans une salle de classe. Certes, elle avait observé des professeurs qui essayaient d’inciter leurs étudiants à la discussion, mais jusqu’à présent sans résultat. Cherchant à en comprendre la raison, elle eut une soudaine intuition : Voojum ne voulait pas que ses élèves devinent une réponse qu’elle dissimulait dans son esprit, mais plutôt qu’elles défendent et attaquent les idées venues d’elles-mêmes, et elles le savaient. Et puis elle respectait leurs réponses ; non, elle respectait les jeunes filles elles-mêmes, comme si leurs idées étaient dignes de considération.

Et elles l’étaient. Plus d’une fois, Chebeya eut envie de prendre part au débat, et elle sentait Luet et Edhadeya s’agiter à ses côtés – sans doute pour la même raison.

Finalement, Edhadeya n’y tint plus et prit la parole. « N’est-ce pas précisément l’argument que Spokoyro réfutait dans son dialogue avec les Khrugi ? »

Un silence de mort s’abattit dans la pièce.

« Excusez-moi, dit Edhadeya. Je n’avais pas à parler, je sais. »

Chebeya se tourna vers Shedemei, espérant qu’elle prononcerait quelques mots pour atténuer la tension, mais la directrice paraissait tout à fait satisfaite de la situation.

C’est Voojum qui intervint. « Ce n’est pas toi qui es en cause, mon enfant. C’est ce que tu as dit. »

Une des élèves – une fille de la terre – précisa : « Nous attendions que vous racontiez l’histoire de… de Spokoyro et des Khrugi. Nous ne la connaissons pas. Ce devaient être des humains. Et pas des Anciens. Et des hommes.

— C’est interdit, dans cette classe ? demanda Edhadeya.

— Non, répondit son interlocutrice, l’air un peu perdue. Mais… l’école s’est ouverte récemment, et le cours d’aujourd’hui porte sur les philosophes moralistes du peuple de la terre, alors…

— Pardonnez-moi, dit Edhadeya. J’ai parlé sans savoir. Mon exemple n’était pas pertinent. »

Voojum reprit la parole ; sa voix chevrotait souvent, mais elle ne parlait pas trop fort comme souvent les personnes sourdes. « Ces jeunes filles n’ont pas reçu d’éducation classique. Mais toi, si. Tu as beaucoup de chance, mon enfant. Ces élèves, elles, doivent se débrouiller avec les pauvres présents que je puis leur faire. »

Edhadeya éclata d’un rire sarcastique et se reprit aussitôt ; mais il était trop tard.

« Je connais ce rire, dit Voojum.

— J’ai ri parce que je savais que tu te moquais de moi, répondit Edhadeya. Et par ailleurs, moi aussi, je me suis “débrouillée” avec tes “pauvres présents”.

— Si je comprends bien, mon enseignement t’a diminuée.

— Je ne t’ai jamais dit cela. Et je ne l’ai jamais entendu dire jusqu’à aujourd’hui.

— Je ne t’ai jamais parlé en femme libre.