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— Et je ne t’ai jamais parlé autrement qu’en enfant impertinente. »

Peu à peu, les élèves finirent par comprendre qui était leur visiteuse, car elles savaient toutes que Voojum avait jadis été la servante personnelle de la fille du roi. « Edhadeya ! murmuraient-elles.

— Ma jeune maîtresse, acquiesça Voojum, devenue aujourd’hui une dame. Tu étais souvent grossière, mais jamais impertinente. Maintenant, éclaire-nous, je te prie. Quelle est la vertu à laquelle la Gardienne attache le plus de valeur ?

— J’ignore la réponse d’Oykib, parce que cette histoire est inconnue des humains, dit Edhadeya.

— Tant mieux. Ainsi, au lieu de te reposer sur ta mémoire ou de deviner bêtement, tu vas devoir réfléchir.

— À mon sens, la vertu que la Gardienne apprécie le plus, c’est de savoir aimer comme elle aime.

— Peux-tu l’expliquer ? Comment la Gardienne aime-t-elle ?

— L’amour de la Gardienne, commença Edhadeya, manifestement concentrée, étudiant des idées qu’elle n’avait jamais examinées sérieusement jusque-là, l’amour de la Gardienne, c’est l’amour de la mère qui punit son enfant parce qu’il a mal agi, mais qui serre ce même enfant contre elle pour le consoler de ses larmes. »

Edhadeya attendit le déchaînement d’opinions contradictoires qui avait accueilli les propositions précédentes, mais seul le silence lui répondit. « Je vous en prie, dit-elle, ce n’est pas parce que je suis la fille du roi que vous n’avez pas le droit de me contredire, comme vous vous contredisiez mutuellement il y a un instant. »

Le silence persista, toutefois sans raclement de pieds ni regards gênés. « Peut-être ne sont-elles pas en désaccord avec toi, dit Voojum ; peut-être espèrent-elles que tu vas un peu développer cette idée. »

Edhadeya releva aussitôt le défi. « Pour moi, la Gardienne désire que nous voyions le monde comme elle le voit ; que nous nous mettions à sa place et tentions de créer, là où nous sommes, une petite île où toutes les autres vertus puissent se partager entre gens de bonne volonté. »

Il y eut un murmure dans la classe. « C’est une vraie rêveuse qui parle, chuchota une élève.

— Et je pense, poursuivit Edhadeya, que si c’est bien la vertu la plus estimée de la Gardienne, alors tu as créé ici une classe vertueuse, Voojum.

— Il y a bien longtemps, dit Voojum, à l’époque où je vivais dans les chaînes, chaînes parfois de fer, mais toujours de pierre sur mon cœur, il existait une pièce où je pouvais me rendre, où quelqu’un reconnaissait mes vertus et prêtait l’oreille à mes pensées comme si j’étais vraiment vivante, comme si j’étais une authentique créature de lumière et non un ver condamné à vivre dans la boue et l’obscurité. »

Edhadeya éclata en larmes. « Je n’ai jamais été aussi bonne envers toi que tu le dis, Uss-Uss !

— Oh si, toujours. Ma petite fille se rappelle-t-elle comme je la serrais contre moi lorsqu’elle pleurait ? »

Edhadeya se précipita vers elle et la prit dans ses bras. Sidérées, les élèves regardèrent Edhadeya et Voojum qui pleuraient, chacune à sa façon.

Chebeya se pencha par-dessus le tabouret vacant d’Edhadeya et murmura à Shedemei : « C’est ce que vous espériez, n’est-ce pas ? »

Shedemei répondit sur le même ton : « C’est une bonne leçon, je trouve ; pas vous ? »

De fait, c’était une belle image que celle de la fille du roi étreignant une vieille fouisseuse, sanglotant toutes deux de joie, du souvenir du temps passé, d’un amour qui avait traversé les ans.

« Et qu’avait dit Oykib ? chuchota Chebeya à Shedemei.

— Il n’a pas vraiment répondu. Il a seulement dit : “Pour répondre à cette question, il faudrait que je sois le Gardien.” »

Chebeya réfléchit quelques instants. Puis : « Mais c’est quand même une réponse. La même que celle d’Edhadeya. »

Shedemei sourit. « Oykib était un aigrefin ; il faisait ce qu’il voulait des mots. »

C’était déconcertant, cette tendance qu’avait Shedemei de parler des Héros comme si elle connaissait tous leurs secrets.

Elles passèrent le reste de la journée dans l’école et, au dîner, partagèrent la table de Shedemei. Le repas était simple – bien des femmes riches l’auraient dédaigné, et Luet remarqua que certains plats laissaient Edhadeya perplexe. Mais chez Akmaro, Luet et sa mère mangeaient l’humble chère des gens du commun, et elles se restaurèrent avec plaisir. Pour Luet, c’était évident, tout était leçon dans l’école de Shedemei – non, la « Maison de Rasaro ». Les repas, la conversation autour de la table, la façon de cuisiner, de faire le ménage, le pas discret mais alerte des gens dans les couloirs, tout avait un but, tout exprimait une manière de vivre, de penser, de traiter les autres.

Au dîner, Edhadeya paraissait d’humeur folâtre, ce que Luet comprenait tout en s’en inquiétant. On eût dit qu’elle avait perdu son sens du décorum, sa discrète circonspection. Elle essayait de faire dire quelque chose à Shedemei, mais Luet ignorait ce qu’elle avait derrière la tête.

« Nous avons entendu dire que vous étiez dangereuse, que vous incitiez les fouisseurs à la révolte, avançait Edhadeya.

— Intéressante conception, répondit Shedemei. Au bout de je ne sais combien d’années d’esclavage, les fouisseurs devraient attendre l’arrivée d’une humaine d’âge mûr pour nourrir des idées de rébellion ? Et de rébellion contre quoi, maintenant qu’ils sont libres ? À mon avis, vos amis doivent être consumés de culpabilité, pour redouter ainsi une révolte dont le motif n’existe plus.

— C’est aussi ma conclusion, fit Edhadeya.

— Dites-moi la vérité, à présent. Ce n’est pas à vous qu’on a conté ces histoires, n’est-ce pas ? »

Edhadeya jeta un coup d’œil à Chebeya. « Non, naturellement ; à la mère de Luet.

— Et pourquoi pas à vous ? Parce que vous êtes la fille du roi, et que c’est votre père qui a libéré les esclaves ? Pensez-vous que ces gens lui pardonneront un jour cette gaffe ? »

Edhadeya réprima un éclat de rire. « Attention, on ne doit pas parler ainsi à la fille du roi. Et moi, je dois me boucher les oreilles quand quelqu’un dit que mon père a gaffé.

— Mais au conseil du roi, ne le critique-t-on pas librement ? C’est du moins ce que j’ai entendu dire.

— Ma foi, oui, mais ce sont ses hommes qui le critiquent.

— Et vous, vous êtes quoi ? Son poisson rouge ?

— Une femme ne porte pas de jugement sur les actes d’un roi ! » À nouveau, Edhadeya étouffa son fou rire, comme si la conversation était du plus haut comique.

Shedemei rétorqua sèchement : « Par ici, j’ai l’impression qu’une femme attend qu’un homme l’avertisse que sa vessie est pleine pour aller pisser ! »

C’en fut trop pour Edhadeya. Elle éclata d’un rire tonitruant et tomba de son tabouret.

Luet l’aida à se relever. « Mais qu’est-ce qui te prend ? lui demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien, répondit Edhadeya. Je me sens complètement…

— Complètement libre, proposa Shedemei.

— À l’aise, termina Edhadeya presque en même temps.

— Mais tu ne te conduis jamais comme ça, même chez toi ! protesta Luet.

— C’est vrai. » Soudain, les yeux d’Edhadeya s’emplirent de larmes. Elle se tourna vers Shedemei. « Était-ce vraiment ainsi chez Rasa ?

— Il n’y avait ni gens de la terre ni gens du ciel. C’était une autre planète, et la seule espèce intelligente, c’était l’espèce humaine.

— Je veux rester ici, dit Edhadeya.

— Vous êtes trop jeune pour enseigner.

— J’ai reçu une excellente instruction.