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— Vous avez fait d’excellentes études, voulez-vous dire. Mais vous n’avez pas encore vécu. Par conséquent, vous ne m’êtes d’aucune utilité.

— Alors, laissez-moi rester comme élève !

— Vous ne m’avez donc pas écoutée ? Vos études sont terminées.

— Dans ce cas, laissez-moi rester comme employée. Vous ne pouvez pas me renvoyer chez moi ! »

Chebeya ne put s’empêcher d’intervenir. « À t’entendre, on dirait que tu vis un enfer chez ton père !

— Je ne compte pour rien, vous ne comprenez pas ? Je suis le poisson rouge de mon père, c’est vrai ! Un animal de compagnie ! Je préfère encore faire la cuisine ici…

— Vous l’avez vu, nous faisons la cuisine à tour de rôle, dit Shedemei. Il n’y a pas de place pour vous chez nous, pas encore, Edhadeya. Ou plutôt, devrais-je dire, il y a une place, mais vous n’êtes pas encore prête à l’occuper.

— Combien de temps devrai-je attendre ?

— Si vous attendez, vous ne serez jamais prête. »

Edhadeya se tut et se remit à manger d’un air songeur, tout en sauçant son bol avec un reste de pain.

À son tour, Luet se décida à faire une remarque qui la tracassait depuis l’après-midi. « Vous avez refusé l’invitation de Mère sous prétexte que vous étiez trop occupée. Mais votre école tourne très bien toute seule. Vous auriez pu venir chez nous. »

Chebeya lui lança un regard noir. « Luet, il me semble t’avoir inculqué de meilleures manières que…

— Laissez, Chebeya, intervint Shedemei. J’ai refusé votre invitation parce que des maisons de riches et de rois, j’en ai déjà vu. Tandis que vous, vous n’avez jamais vu d’école comme celle-ci. »

La mère de Luet se raidit. « Nous ne sommes pas riches.

— Et vous trouvez le temps de faire des visites pendant les heures ouvrées ? Vous vivez peut-être modestement, Chebeya, mais je ne vois pas trace de poussière ni de sueur sur votre visage. »

Ces paroles blessèrent sa mère, Luet le vit bien, et elle s’arrangea pour faire dévier la conversation vers un terrain moins sensible. « Je n’avais jamais entendu parler d’une femme directrice d’école.

— Simple preuve de la malhonnêteté des hommes qui vous ont éduquée. Rasa était non seulement directrice d’école, mais aussi professeur, et elle a eu comme élèves Nafai, Issib, Elemak, Mebbekew et encore bien d’autres garçons.

— Mais c’était dans l’ancien temps », fit Luet.

Shedemei eut un rire sec comme un aboiement et rétorqua : « Je n’ai pas l’impression que c’était il y a si longtemps ! »

Après le dîner, elles se promenèrent lentement dans la cour tandis que les enfants chantaient en chœur dans leurs chambres, dans la salle des bains, ou lisaient aux dernières lueurs du jour. Le chant avait quelque chose d’étrange et il fallut un moment aux visiteuses pour mettre le doigt dessus. Luet s’arrêta court et ne put s’empêcher de s’exclamer : « J’ignorais que les fouisseurs chantaient ! »

Shedemei lui passa un bras autour des épaules. Luet fut surprise : elle n’aurait jamais cru cette femme froide capable d’un tel geste d’affection. Ce n’était pas l’attitude d’un homme envers plus faible que lui, qui montre l’affection, mais aussi le pouvoir, la supériorité, la possession. C’était un geste… oui, un geste de fraternité. « Oui, vous l’ignoriez ; moi-même, je n’avais jamais entendu leurs voix s’élever pour chanter avant d’ouvrir cette école. » Shedemei marcha un moment en silence à côté de Luet. « Vous savez, Luet, autant que je le sache, les fouisseurs ne chantaient pas, à l’origine, lorsqu’ils vivaient à proximité des anges. D’une part, ils étaient toujours en guerre ; d’autre part, peut-être, chanter était pour eux une activité de « viande-du-ciel », et par conséquent en dessous de leur dignité. Mais ensuite, devenus esclaves, ils ont perdu toute dignité et ont appris à chanter. Il y a peut-être une leçon à tirer de cette histoire, ne croyez-vous pas ? »

Sur l’instant, Luet crut que Shedemei avait préparé son discours de longue date et que la leçon s’adressait spécialement à elle, mais elle devait s’apercevoir plus tard que Shedemei ne faisait en réalité qu’une simple observation sans aucun sous-entendu. « Je crois comprendre, dit Luet. J’ai été esclave, autrefois, vous savez. Pensez-vous que toutes les chansons de mon existence viennent de cette époque ? Devrions-nous tous traverser une phase de captivité ? »

À sa grande surprise, elle vit des larmes dans les yeux de Shedemei. « Non. Personne ne devrait connaître la captivité. Certains y trouvent de la musique, comme vous, comme tant de gens de la terre ici, mais seulement parce que cette musique était déjà en eux et n’attendait que la première occasion pour s’exprimer. Mais votre frère, lui, n’a pas trouvé beaucoup de musique dans sa captivité, n’est-ce pas ?

— Comment connaissez-vous mon frère ? demanda Luet.

— A-t-il trouvé de la musique ? insista Shedemei, refusant de se laisser distraire.

— Je n’en sais rien.

— Pourquoi ?

— Parce qu’à mon avis, sa captivité n’a pas encore pris fin. »

Nouveau silence. Puis Shedemei répondit à mi-voix : « Oui. Oui, je crois que vous avez raison. Quand sa captivité s’achèvera, peut-être que lui aussi trouvera une chanson dans son cœur.

— Je l’ai entendu chanter. Ça ne vaut pas grand-chose.

— Non, vous ne l’avez pas entendu. Et quand il chantera, si ça lui arrive un jour, ce sera un chant comme vous n’en aurez jamais entendu.

— En tout cas, si c’est Akma qui chante, ce sera faux. »

Shedemei éclata de rire et la serra contre elle.

Elles s’approchaient de la porte d’entrée de l’établissement, et l’un des professeurs était déjà en train de l’ouvrir, un instant, Luet crut que c’était pour les laisser sortir, mais elle se trompait. Trois hommes se tenaient sous la véranda, et deux d’entre eux étaient des humains de la garde royale. Le troisième était un ange et Luet s’aperçut bientôt qu’il s’agissait du vieil Husu, l’ancien chef des espions qui avait pris sa retraite au poste soi-disant moins exigeant d’officier de la garde civile. Que pouvait-il bien fabriquer là ?

« Je détiens un rôle d’accusations à l’encontre de la femme nommée Shedemei. » Il eut du mal à articuler le nom.

Avant que Shedemei puisse ouvrir la bouche, Chebeya s’avança. « De quoi s’agit-il ? »

Husu se troubla aussitôt. « Dame Chebeya…» bredouilla-t-il. Puis, remarquant Edhadeya, il recula d’un pas. « On ne m’avait pas prévenu… Il doit y avoir une erreur, je pense !

— Non », dit Shedemei. Elle posa une main légère sur l’épaule de Chebeya. « Vous êtes peut-être déchiffreuse, mais vous n’êtes pas Hushidh, je ne suis pas Rasa, et ce brave homme n’a rien à voir avec Rashgallivak. »

En vain, Luet s’efforça de retrouver les détails de l’épisode auquel Shedemei faisait allusion. Une histoire avec Hushidh la déchiffreuse qui aurait anéanti l’armée de Rashgallivak… Mais Husu n’avait plus d’armée. Elle ne comprenait pas et ne comprendrait pas mieux plus tard.

« Husu, vous avez un rôle d’accusations, dites-vous ?

— Dois-je vous les lire ?

— Non, c’est moi qui vais vous les énoncer, répondit Shedemei. Un comité d’hommes du quartier m’accuse, je présume, de nuisance publique à cause du nombre de pauvres qui se présentent à mon école, d’incitation à l’émeute parce que je dispense mon enseignement sans discrimination, à des enfants d’anciens esclaves aussi bien qu’aux autres fillettes, de mélange des sexes parce que j’ai rattaché le suffixe honorifique masculin ro au nom de l’Héroïne Rasa dans l’enseigne de mon école. Voyons… ah, oui, il y a sûrement une accusation de blasphème parce que je qualifie les épouses des Héros d’Héroïnes de plein droit – à moins qu’on ne m’accuse seulement d’innovation doctrinaire abusive ?