— Oui, bégaya Husu, d’innovation doctrinaire… c’est ça.
— Et n’oublions pas la trahison. Car il y a aussi une accusation de trahison, naturellement.
— C’est absurde ! s’exclama Chebeya. Vous le savez bien, Husu !
— Si j’appartenais encore au conseil du roi, dit Husu, c’est en effet ce que je dirais. Mais je fais désormais partie de la garde civile et, quand on me donne un rôle d’accusations à délivrer, je le délivre. » Il tendit l’écorce polie à Shedemei. « Le procès se tiendra au tribunal de Pabul dans vingt-quatre jours. Je ne pense pas que vous aurez de mal à trouver des avocats qui accepteront de vous représenter.
— Ne dites donc pas de bêtises, Husu, répliqua Shedemei. Je me représenterai moi-même.
— Les dames n’en ont pas le droit, protesta Chebeya – puis elle éclata de rire en se rendant compte à qui elle parlait. Ça ne change rien pour vous, j’imagine, Shedemei.
— Vous voyez ? Tout le monde a appris quelque chose aujourd’hui », dit Shedemei, riant elle aussi.
La légèreté de leur ton laissa Husu pantois. « Ce sont de graves accusations !
— Allons, Husu, répondit Shedemei, vous savez aussi bien que moi qu’elles sont stupides et que ce n’est pas un hasard ! Chacun des délits dont on m’accuse illustre un précepte qu’Akmaro le grand-prêtre prêche depuis treize ans : mélanger les pauvres et les riches, les fouisseurs avec les humains et les anges, les anciens esclaves avec les citoyens libres de naissance, appliquer les distinctions honorifiques des hommes aux femmes, réfuter l’autorité de prêtres royaux sur la doctrine – telle est la substance de l’accusation de trahison, n’est-ce pas ?
— Oui.
— C’était évident. Ces accusations ont été portées précisément contre moi parce que, si je passe en jugement, ce sont les enseignements d’Akmaro qu’on jugera.
— Mais Pabul ne vous déclarera pas coupable de délit parce que vous suivez les enseignements de mon mari ! intervint Chebeya.
— Bien sûr que non. Mais sa décision n’a pas d’importance. Les ennemis de la Gardienne ne s’intéressent pas à l’issue du procès ; moi-même, je ne compte pas à leurs yeux. Peut-être est-ce le fait même de votre visite qui les a décidés à porter ces accusations. Ils s’attendent sans doute que je vous fasse citer toutes deux comme témoins à décharge. Et dans le cas contraire, ce sont eux qui vous feront citer comme témoins contre moi.
— Je ne dirai pas un mot contre vous ! » s’exclama Luet.
Shedemei lui toucha le bras. « C’est le fait de vous citer qui leur importe. C’est une façon de rattacher la famille d’Akmaro à l’affaire. Plus vous défendrez Shedemei, plus les ennemis de la Gardienne auront de crédit auprès du public. Du moins, auprès de la fraction qui n’a pas envie de cesser de haïr les fouisseurs. »
Husu était livide. « Quelle est votre source de renseignements ? Comment connaissiez-vous à l’avance les accusations contre vous ?
— Je ne les connaissais pas. Mais étant donné que j’ai enfreint exprès chacune de ces règles, sans faire mystère que j’étais consciente de les enfreindre, je ne m’étonne pas de les retrouver sur ce rôle.
— Vous souhaitiez jouer votre vie devant un tribunal ? »
Shedemei sourit. « Je vous le garantis, Husu, quel que soit le tour que prendront les choses, je n’en mourrai pas. »
Déconcertés et furieux, Husu et les deux gardes humains s’en allèrent. « Vous le savez, j’imagine, la coutume vous interdit de quitter la ville, dit Chebeya.
— Oui, répondit Shedemei. On m’en a déjà informée.
— Il faut rentrer, Mère, fit Luet. Nous devons mettre Père au courant. »
Chebeya se tourna vers Shedemei. « Ce matin, je ne vous connaissais pas. Et ce soir, je suis liée à vous par des cordes d’affection, comme si j’étais votre amie depuis des années.
— Nous sommes liées l’une à l’autre parce que nous servons toutes deux la Gardienne », répliqua Shedemei.
La mère de Luet la regarda avec un sourire mi-figue mi-raisin. « Je le croyais jusqu’à maintenant, Shedemei ; cependant, il y a quelque chose dans ce que vous venez de dire qui est… non pas un mensonge… mais…
— Disons simplement que je n’ai pas toujours servi la Gardienne volontairement. Mais aujourd’hui, si, et c’est la vérité. »
Chebeya sourit franchement. « Apparemment, vous en savez plus long que moi sur ce que peut voir une déchiffreuse.
— Ma foi, vous n’êtes pas la première que je connais. » Soudain, Shedemei éclata de rire. « Ni la première à s’appeler Chveya !
— Personne ne sait prononcer ce nom à l’ancienne manière, dit Luet. Comment faites-vous ?
— Les humains peuvent y arriver, répondit Shedemei. Clivé. Chveya. Ce sont les anges qui n’en sont pas capables, et c’est pourquoi on a modifié le nom.
— C’est bizarre, non ? fit Luet. La femme dont je porte le nom et celle dont Mère porte le nom étaient elles aussi mère et fille, mais à l’inverse de nous.
— Ce n’est pas une coïncidence, répondit Chebeya. C’est moi qui t’ai baptisée, quand même.
— Je sais.
— De mon côté, je trouve vos noms tout à fait appropriés, intervint Shedemei. Comme je vous l’ai dit, j’ai eu autrefois des amies très chères qui les portaient. Je les ai connues il y a très longtemps et bien loin d’ici, et elles sont mortes, aujourd’hui.
— D’où venez-vous ? demanda Chebeya d’un air inquisiteur. Et pourquoi vous êtes-vous installée ici ?
— Je viens d’une cité qui a été détruite, et je suis ici pour trouver la Gardienne. Je veux savoir qui elle est. Et plus je reste près de vous et de votre famille, Chebeya, plus j’ai de chances de le découvrir.
— Nous n’en savons pas plus long que vous, objecta Luet.
— Dans ce cas, nous trouverons peut-être le fin mot de l’histoire ensemble, dit Shedemei. À présent, rentrez chez vous avant que le ciel ne s’assombrisse trop. Les pluies du soir ne vont plus tarder et vous allez vous faire tremper.
— Vous ne risquez rien, vous êtes sûre ? demanda Chebeya.
— Vous pouvez m’en croire : il n’y a pas plus en sécurité que moi. » Là-dessus, Shedemei les poussa fermement dans la rue. Prise d’une impulsion, Luet s’arrêta au dernier moment et embrassa la directrice sur la joue. Alors, Shedemei la prit dans ses bras et la serra contre elle un instant. « J’ai menti, lui murmura-t-elle. Je ne suis pas venue ici seulement pour trouver la Gardienne. J’avais aussi envie d’avoir une amie.
— Je suis votre amie », répondit Luet. Par la suite, elle se remémorerait avec quel feu elle avait prononcé ces mots et gémirait dans le giron d’Edhadeya qu’elle avait dû avoir l’air d’une adolescente hystérique. Mais sur le moment, les yeux plantés dans ceux de Shedemei, ces paroles lui semblaient les plus naturelles du monde.
8
Procès
Didul était à peine arrivé dans le tribunal que Pabul l’introduisit dans son cabinet privé. « Tu as vu le nombre de gardes autour du bâtiment ?
— Tu as reçu des menaces de mort, je suppose ?
— J’en suis plutôt flatté : on ne m’a pas proposé le moindre pot-de-vin. Ils savent qu’on ne peut pas m’acheter. Ils vont s’apercevoir qu’on ne peut pas non plus m’intimider.
— Moi, si.
— Tu me comprends, dit Pabul. J’ai peur, naturellement, mais ma peur n’affectera nullement mon jugement.