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— On ne parle déjà plus que de ce procès, alors qu’il ne commence que demain. »

Pabul soupira. « Tout le monde connaît les enjeux. Toutes les lois qui protègent l’ordre ancien sont mobilisées pour faire obstacle au nouveau. J’ignore quel système de défense Shedemei compte présenter, mais je ne vois pas ce qu’elle peut dire pour contrebalancer la vérité toute simple : elle est coupable.

— Coupable, répéta Didul. Coupable d’être une femme remarquable. Parmi les Protégés de Bodika, on la place déjà sur un piédestal de martyre.

— J’espère encore que Motiak me déchargera de cette affaire en décrétant l’abolition des anciennes lois.

— Sûrement pas. Il s’efforce de rester au-dessus de la mêlée.

— Il sait bien que c’est impossible, Didul ! » Pabul fourragea parmi les écorces qui jonchaient sa table. « Quelle que soit ma décision, le perdant fera appel.

— Même si tu n’infliges aucune sanction à Shedemei ?

— Tu l’as déjà rencontrée ? » demanda Pabul d’un ton tranchant.

Didul éclata de rire. « Ce matin, avant de venir ici.

— Alors, tu sais qu’elle ira en appel, même si c’est moi qui lui paye une amende et non le contraire ! J’ai l’impression que tout ça l’amuse.

— Mon pauvre Pabul ! »

L’intéressé fit la grimace. « Nous avons voué notre existence à prendre le contre-pied de notre père, et me voilà obligé de juger un partisan de Binaro, tout comme Père a jugé Binaro lui-même !

— Personne ne finira brûlé vif, cette fois.

— Non ; je peux me débarrasser facilement de l’accusation de trahison. Mais je reste forcé de la condamner pour les autres.

— Il n’existe pas de loi punissant les fausses accusations portées dans un but malveillant ?

— Le mot clé, c’est “fausses”. Ces accusations-ci sont légitimes.

— Intentions malveillantes. Volonté de troubler l’ordre public du royaume. Et, comme tu dis, l’accusation de trahison n’est là que pour faire de cette affaire un procès capital.

— Que proposes-tu ? Que j’inculpe ceux qui accusent Shedemei ? »

Didul haussa les épaules. « Ça les inciterait peut-être à laisser tomber leur procédure à son encontre.

— Ça me paraît peu probable, dit Pabul. Mais si je trouvais le moyen d’embrouiller encore plus l’affaire, de façon que personne ne puisse prétendre à une victoire ou une défaite tranchée…»

Didul resta un moment à regarder Pabul examiner une écorce après l’autre. Pour finir, il tapota affectueusement l’épaule de son frère aîné et prit le chemin de chez Akmaro. Il passa par-derrière, comme toujours, et attendit à l’ombre d’un arbre qu’on le remarque depuis la maison. C’est finalement Luet qui sortit pour l’accueillir. « Didul, pourquoi ne pas te présenter devant la porte d’entrée et taper dans tes mains, comme tout le monde ?

— Et si c’est Akma qui ouvre ?

— Il n’est jamais là. Et quand bien même ?

— Je ne veux pas de dispute. Ni de bagarre.

— Akma non plus, je pense. Il te déteste toujours, bien sûr…

— Bien sûr, répéta Didul sèchement.

— Mais ce n’est pas… Il s’occupe d’autre chose.

— Ce que je veux savoir, c’est s’il a un rapport avec les accusations contre Shedemei.

— Elle est merveilleuse, non ? Tu l’as déjà rencontrée ?

— Oui, ce matin. Ç’a été assez rude. Elle n’a cessé de me maintenir sur le gril qu’une fois convaincue que je n’étais pas un jaguar déguisé en dinde !

— Elle était au courant de ton passé ?

— Comme si elle m’avait espionné par-dessus mon épaule. Tout ! C’était terrifiant, Luet. Elle m’a demandé…

— Quoi ? »

Un frisson parcourut Didul. « Si j’appréciais particulièrement les moments où je te brutalisais. »

Luet lui posa la main sur l’épaule. « C’est cruel. Je t’ai pardonné, moi. En quoi est-ce que ça la regarde ?

— Elle a prétendu vouloir déterminer si une personne peut réellement changer ; elle a dégagé plusieurs hypothèses : j’étais vraiment mauvais à l’époque et je suis devenu véritablement vertueux ; ou bien j’étais mauvais et je fais seulement semblant d’être bon aujourd’hui ; ou encore j’étais bon depuis le début et je m’étais simplement fourvoyé.

— Et à quoi cela lui servirait-il de le découvrir ?

— Oh, les usages ne manquent pas. Quoi qu’il en soit, c’est une philosophe moraliste ; ça fait partie des grandes interrogations, de savoir si les humains sont vraiment capables de changement, ou si les changements apparents ne tiennent en réalité qu’à la situation morale où se trouve tel ou tel personnage… Enfin bref, des trucs philosophiques. Mais je n’avais jamais vu quelqu’un passer ses idées à l’épreuve du monde réel. Du moins, je n’avais jamais joué le rôle du monde réel sur lequel on les teste !

— Elle n’est pas très douée pour les civilités, hein ?

— Plus que toi, néanmoins, répondit Didul. Elle, elle m’a invité à sa table à midi.

— Tu sais parfaitement que tu es invité à dîner chez nous ! » répliqua Luet en lui donnant une bourrade affectueuse.

Il lui prit la main en riant, puis la lâcha aussitôt et se leva en essayant de dissimuler son embarras.

« Didul, lui fit Luet, tu es vraiment bizarre, par moments. » Puis, alors qu’elle le précédait vers la maison, elle jeta par-dessus l’épaule : « Ça ne te gêne pas si Edhadeya est des nôtres, ce soir ?

— Non, sauf si je dérange. »

Pour toute réponse, Luet éclata de rire.

Dans la cuisine, Didul et Luet bavardèrent avec Chebeya tout en l’aidant à préparer le dîner. Akmaro arriva accompagné de trois jeunes fouisseurs qui s’efforçaient de le convaincre de les prendre comme étudiants. « Il n’y a pas assez d’heures dans une journée, dit-il (ce n’était évidemment pas la première fois) tandis qu’ils entraient à sa suite.

— Nous ne voulons pas vous empêcher de travailler. Laissez-nous seulement vous suivre.

— Comme des ombres, ajouta un autre.

— Nous ne parlerons pas, renchérit le troisième.

— À part peut-être une question de temps en temps. »

Akmaro les interrompit et leur présenta sa femme et sa fille. Avant qu’il ait pu rien dire sur Didul, un des fouisseurs, une jeune femme, recula légèrement. « Vous êtes Akma, sans doute.

— Non », répondit Didul.

La fouisseuse se détendit aussitôt et se rapprocha. « Excusez-moi. J’ai cru…

— Vous voyez pourquoi je ne peux pas vous laisser me suivre partout ? fit Akmaro. Akma est mon fils. Si vous ajoutez foi aux rumeurs déplaisantes qui courent sur lui, vous ne pouvez à l’évidence pas vous installer sous mon toit.

— Je m’excuse, répéta la jeune femme.

— Ne vous excusez pas. Il se trouve que certaines de ces rumeurs sont fondées. Mais j’ai besoin de mon intimité et, à moins que vous n’ayez l’intention de rester pour dîner…»

Le garçon du trio, ravi, paraissait prêt à accepter l’invitation, mais ses deux camarades le poussèrent manu militari vers la porte.

« Étudiez avec les professeurs, leur dit Akmaro tandis qu’ils sortaient. Nous nous verrons souvent si vous le faites.

— Comptez sur nous, répondit une des jeunes filles – d’un air sinistre, comme si elle le menaçait d’une vengeance. Nous étudierons tant que nous saurons tout !

— Très bien. Ensuite, je viendrai m’instruire auprès de vous, car moi, je ne sais rien. » Avec un sourire, Akmaro ferma la porte derrière les jeunes gens.

« Pour le coup, je me sens vraiment coupable, fit Didul. Je vis quotidiennement et sans plus y faire attention ce que ces trois-là rêvent de connaître. Et si la présence de fouisseurs chez vous devait poser des problèmes avec Akma, songez à sa réaction si vous me laissiez vivre avec vous !