Выбрать главу

— Ah, mais toi, c’est différent, répondit Akmaro. Pour commencer, tu en sais autant que moi.

— Sûrement pas !

— Donc, nous pouvons discuter en égaux. Ce serait impossible avec eux : ils sont trop jeunes. Ils n’ont pas vécu.

— Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas encore faites.

— Comme te marier. Ça, ce serait une idée ! »

Didul rougit et entreprit de transporter les chopes rafraîchies dans la pièce de devant. Il entendit Luet gourmander son père à voix basse : « Tu es vraiment obligé de le mettre dans l’embarras comme ça ?

— Il aime ça, répondit Akmaro à haute voix.

— Ce n’est pas vrai ! » protesta Luet.

Mais il aimait cela.

Edhadeya arriva un peu avant l’heure dite. Didul l’avait déjà rencontrée plusieurs fois, toujours dans les mêmes circonstances – lors de dîners avec la famille d’Akmaro. Didul se réjouissait de l’amitié qui la liait à Luet. Il lui plaisait de constater que Luet ne s’effaçait pas devant elle, qu’elle ne lui manifestait aucune adoration, aucune déférence particulière, en dehors de la courtoisie naturelle de l’amitié. D’évidence, Luet voyait en Edhadeya une personne et non la fille du roi. Quant à Edhadeya, elle se montrait parfaitement à l’aise chez Akmaro, sans le moindre signe d’affectation, d’autorité ni de condescendance. Elle avait toujours vécu une existence différente de celle de la grande majorité des gens, mais les pensées et les observations des autres étaient, semblait-il, une source inépuisable de fascination pour elle, et, à ses yeux, les siennes n’étaient en rien supérieures.

La conversation porta très vite sur le procès et Akmaro supplia tout aussi vite qu’on parle d’autre chose. Une grande partie du dîner se passa donc à discuter de Shedemei. Captivé, Didul écouta les trois femmes raconter l’impression que son école leur avait faite, et Edhadeya avait tant à dire qu’il finit par comprendre qu’à la différence de ses voisines, elle évoquait non pas une, mais plusieurs visites. « Combien de fois y êtes-vous allée ? » demanda-t-il.

Elle eut l’air décontenancée. « Moi ?

— Ce n’est pas important, c’est vrai. Mais vous en parlez comme si vous… vous y participiez.

— Eh bien, j’y suis retournée plusieurs fois.

— Sans moi ! s’exclama Luet.

— Ce n’étaient pas des visites de courtoisie. J’y allais pour travailler.

— Elle t’avait dit que tu ne pouvais pas, je croyais, intervint Chebeya.

— Oui, mais elle m’a dit aussi de ne pas attendre.

— Alors, elle t’a autorisée à donner un coup de main ? demanda Luet. Si c’est vrai, je ne lui pardonnerai jamais de ne pas m’avoir engagée !

— Elle ne m’a autorisée à rien du tout.

— Mais vous y allez quand même, fit Didul.

— Je me faufile discrètement dans l’école. Ce n’est pas compliqué ; d’ailleurs, les bâtiments ne sont pas gardés, naturellement. Je vais dans la cour si Shedemei n’y est pas et j’aide les plus petites à la lecture ; certaines fois, je n’ai rien trouvé de mieux à faire que de prendre une serpillière, une jarre d’eau et de récurer un couloir pendant que tout le monde mangeait. J’ai quelquefois réussi à entrer et à sortir sans que Shedemei me voie, mais en général je me fais pincer.

— J’imagine que les enfants ou les professeurs signalent ta présence dès qu’ils te repèrent, dit Akmaro.

— Pas du tout. Les petites apprécient mon aide, et les professeurs aussi, j’ai l’impression.

— Que dit Shedemei lorsqu’elle vous met dehors ? demanda Didul.

— Oh, c’est très coloré ! Elle me répète patiemment qu’en me conseillant de ne pas attendre, elle voulait dire : ne pas me contenter d’attendre. M’impliquer activement dans la vie, acquérir un peu d’expérience pour m’aider à relativiser mes connaissances livresques.

— Pourquoi ne pas faire ce qu’elle te demande ? fit Akmaro.

— Parce qu’à mon avis, m’introduire en douce dans son école et enseigner sans qu’elle me coince constitue une excellente expérience ! »

Tout le monde éclata de rire. Puis, de Shedemei, la conversation dévia sur ce qu’avait dû être l’école de Rasa, là-bas, sur la planète Harmonie, et enfin sur les gens qui avaient reçu de vrais rêves du Gardien. « Nous parlons toujours des vrais rêveurs comme s’ils étaient très loin dans le temps ou l’espace, dit Luet, mais il n’est pas inutile de se souvenir que chacun de nous ici a fait au moins un vrai rêve. Je n’en ai plus reçu depuis mon enfance, c’est vrai, mais je n’en ai plus besoin autant qu’à l’époque. En as-tu fait depuis, Didul ? »

Didul fit non de la tête, peu désireux d’évoquer « l’époque » en question.

« Moi, je ne rêve pas vraiment, dit Chebeya. Ce n’est pas le talent d’une déchiffreuse.

— Mais la Gardienne te montre quand même des choses, répondit Luet. C’est ça qu’il ne faut pas oublier : la Gardienne n’est pas simplement une croyance de nos ancêtres ; ce n’est pas un mythe. »

À la surprise générale, les larmes lui vinrent aux yeux. « Akma prétend que nous nous trompons, mais c’est faux. Je me rappelle mon rêve et les sensations qu’on éprouve n’ont rien de commun avec celles d’un songe ordinaire. C’était réel. N’est-ce pas, Edhadeya ?

— C’est vrai. Ne fais pas attention à ton frère, Luet. Il ne sait rien.

— Pourtant, il sait beaucoup de choses ! Je ne connais personne d’aussi intelligent que lui. Et il parle avec tant de fougue… C’était mon professeur quand j’étais petite, et il l’est encore, sauf dans ce seul domaine…

— Trois fois rien, murmura Akmaro.

— Tu ne peux pas l’obliger à ouvrir les yeux, Père ? demanda Luet.

— On ne peut pas obliger les gens à croire, dit Chebeya.

— La Gardienne, si ! Pourquoi est-ce qu’elle… qu’elle ne lui envoie pas un vrai rêve, par exemple ?

— C’est peut-être le cas », intervint Didul.

Tous le regardèrent, étonnés.

« Après tout, continua-t-il, le Gardien n’a-t-il pas envoyé des rêves aux frères aînés de Nafai ?

— Je ne sais pas si c’est important, fit Edhadeya, mais c’était Surâme.

— Il me semble qu’Elemak avait reçu au moins un rêve du Gardien, reprit Didul. En tout cas, il y a aussi l’histoire de Mouj, l’homme dont parle Nafai, le père de Luet et de Hushidh ; celui qui a résisté toute sa vie à Surâme sans savoir qu’en réalité il accomplissait sa volonté.

— Ne venez pas me dire qu’Akma obéit à la volonté de la Gardienne ! s’exclama Edhadeya. Il déteste les gens de la terre et veut les faire exclure du royaume !

— Non, je ne dis pas ça ; simplement, on peut résister au Gardien si on le veut. Si ça se trouve, Akma fait de vrais rêves toutes les nuits et, le matin venu, il leur dénie toute signification. Le Gardien ne peut nous forcer à rien, si nous sommes résolus à le combattre.

— C’est vrai, fit Akmaro. Mais je ne pense pas qu’Akma rêve.

— Il fait peut-être tellement de vrais rêves qu’il ne se rend pas compte que ce n’est pas le cas de tout le monde, poursuivit Didul. Son intelligence lui vient peut-être en partie du Gardien qui lui dévoile la vérité par les songes ; il serait alors le plus grand serviteur du Gardien ; malheureusement, il refuse de le servir.

— C’est justement le problème, dit Chebeya.

— Ce que j’essaye de montrer, c’est que le fait de recevoir de vrais rêves ne modifierait pas obligatoirement la mentalité d’Akma. C’est tout. » Didul revint aux fruits confits qu’Edhadeya avait apportés pour le dessert.