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« En tout cas, ce qui est sûr, c’est que la persuasion a échoué », dit Akmaro.

Chebeya émit un petit son aigu du fond de la gorge.

« C’était quoi, ce bruit ? demanda Akmaro.

— C’était moi, fit Chebeya. L’éclat de rire le plus bref du monde.

— Et pourquoi ?

— Akmaro, Didul m’a fait voir la situation sous un jour nouveau : avons-nous jamais vraiment essayé de convaincre Akma, je me le demande ?

— Moi, oui, j’en suis sûr.

— Non, tu as essayé de lui enseigner ta foi. C’est tout à fait différent.

— Tout enseignement est persuasion. Et toute persuasion est enseignement.

— Alors, pourquoi avoir inventé deux termes pour décrire la même chose ? demanda Chebeya malicieusement. Je ne te reproche rien, Akmaro.

— Tu m’accuses de n’avoir rien fait pour convaincre mon fils, alors que je me suis brisé le cœur à essayer, tu le sais bien. » Didul perçut clairement l’émotion qui perçait sous le sourire d’Akmaro.

« Ne te torture pas, je t’en prie, dit Chebeya. Tu as fait de ton mieux, nous le savons. Mais nous t’avons laissé te débrouiller seul. Je me suis cantonnée dans le rôle de la mère aimante qui s’efforçait de garder intact le lien avec son fils en te laissant seul régler les disputes.

— Pas seul, maugréa Luet.

— Akma vient si rarement chez nous que j’avais peur de me quereller avec lui et de le perdre définitivement. Mais il en a peut-être déduit que le désaccord se situait entre son père et lui ; que Luet et moi étions neutres.

— Je ne suis pas neutre et il le sait », fit Luet.

Akmaro secoua la tête. « Chebeya, c’est inutile. C’est une phase dont Akma finira par se libérer, avec le temps. »

Des larmes se mirent à rouler sur les joues de Chebeya. « Non, dit-elle, plus maintenant. Toute cette affaire, avec Shedemei…

— Akma n’a rien à y voir, si ? demanda Didul.

— Les gens qui ont porté plainte contre elle ne renonceront pas, dit Chebeya. Ils ne peuvent plus ignorer les prises de position du fils du grand-prêtre. Ils trouveront le moyen de se servir de lui. À défaut d’autre chose, ils le flatteront, ils adhéreront à ses idées. Akma a soif d’amour et de respect…

— Comme nous tous, murmura Edhadeya.

— Akma plus que quiconque, en partie parce qu’il a l’impression, peut-être, de n’avoir pas reçu parmi les siens l’affection et le respect qu’il aurait souhaités. » Chebeya tendit la main vers son mari comme pour l’apaiser. « Ce n’est pas ta faute. C’est lui qui voit ainsi les choses depuis le début, depuis les jours affreux de Chelem. »

Didul contempla les reliefs de son repas, le visage brûlant au souvenir de la façon dont il avait traité Akma. Les images lui revenaient facilement, plus vivantes peut-être qu’à l’époque… Le petit Akma en larmes, bredouillant de rage pendant que Didul et ses frères se tordaient de rire ; Akma pleurant de douleur, une tonalité très différente, atroce… et toujours ils riaient. Je riais, songeait Didul. Akma entend-il encore ce rire ? S’il est moitié aussi clair pour lui que pour moi…

Il sentit une main se refermer sur la sienne. Il crut un instant que c’était Luet et il voulut se dégager, honteux de sa propre indignité. Mais c’était Chebeya. « Je t’en prie, Didul ; tu fais partie de la famille et nous oublions parfois que tu perçois certaines choses autrement que nous. Personne ne te fait de reproche chez nous. »

Didul hocha la tête ; il n’avait pas envie de discuter. Chebeya lança la conversation sur une autre voie et le repas s’acheva paisiblement.

Quand l’heure vint pour Edhadeya de rentrer, elle pria Didul de l’accompagner. Il éclata d’un rire qui se voulait amusé mais qui, il le savait, rendait en fait un son inquiet. « Vous avez quelque chose à me dire personnellement, ou bien les autres attendent-ils mon départ pour aborder certains sujets ?

— Il est adorable, non ? lança Edhadeya à la cantonade. Il n’imagine même pas que je puisse simplement apprécier sa compagnie ! »

Une fois dans la rue obscure, éclairée par la torche que portait Didul, Edhadeya lui dit : « D’accord, c’est vrai, je voulais vous parler.

— Eh bien, je suis là ; allez-y. À moins que ce ne soit si horrible à entendre que vous ne préfériez attendre d’être près de chez votre père, au cas où j’éclaterais en larmes avant de jeter ma torche dans le caniveau et de m’enfuir dans la nuit ?

— Vous savez de quoi je veux vous entretenir.

— Je ne dois plus me rendre chez Akmaro, c’est ça ? »

Edhadeya éclata de rire, surprise. « Quoi ? Mais pourquoi vous dirais-je ça ? Ils vous adorent ! Êtes-vous timide au point de ne pas vous en rendre compte ?

— À cause d’Akma, pour qu’ils puissent reconquérir son affection.

— Vous n’y êtes pour rien, Didul. Non, c’est le contraire que j’avais en tête. Enfin, c’est plutôt que je voulais d’abord vous poser une question, et ensuite vous dire quelque chose… Didul, j’aimerais vous comprendre mieux.

— Mieux que vous ne me comprenez actuellement ? Mieux que les autres ne me comprennent ? Ou mieux que vous ne comprenez les autres ? »

Elle gloussa, tout à fait comme une adolescente. Une image jaillit soudain dans l’esprit de Didul, celle d’Edhadeya et de Luet assises côte à côte sur un banc, en train de rire de cette façon. Des adolescentes.

« Je vous écoute, dit-il ; je resterai sérieux.

— Didul, vous avez eu une existence très singulière. Vous n’avez pas eu de chance avec votre père, mais beaucoup avec vos frères.

— Pabul s’en tire bien. Les autres surnagent, moi compris.

— Vous vous êtes amélioré avec l’âge – la majorité d’entre nous ne peuvent pas en dire autant. Pour la plupart, nous commençons innocents, puis c’est la dégringolade.

— Je suis parti de tellement bas, Edhadeya, que je ne pouvais que monter.

— Je ne suis pas de cet avis. Mais écoutez-moi, s’il vous plaît. Je ne rabâche pas votre passé, je dis qu’on vous admire beaucoup. C’est l’opinion de beaucoup de gens ; les nouvelles de Bodika arrivent jusqu’aux oreilles de Père, vous savez. On vous admire énormément. Et pas seulement chez les Protégés.

— C’est bien aimable à vous de m’en faire part.

— Bah, je ne fais que répéter ce que d’autres disent : que vous êtes un homme compatissant.

— Que les gens s’accusent de ce qu’ils veulent devant moi, je peux toujours leur répondre que j’ai fait pire ; le Gardien accepte tous ceux qui sont prêts à changer ici et maintenant.

— Écoutez-moi, s’il vous plaît, Didul. Il y a une chose que je veux entendre de votre bouche. Apparemment, vous aimez tout le monde, vous manifestez de la compassion à tout un chacun, vous êtes spirituel et relativement à l’aise avec les uns et les autres ; tout le monde se sent bien en votre compagnie.

— Sauf vous.

— Parce que, lorsque vous êtes avec moi – lorsque vous êtes avec Akmaro –, vous êtes timide, mal à l’aise. On dirait que vous vous sentez…

— Au-dessus de ma condition.

— Déplacé.

— Oui.

— De là, on est en droit de s’interroger : quels sont vos vrais sentiments envers Akmaro et les siens ? Les aimez-vous ? Ou ne cherchez-vous que leur pardon éternellement répété ? »

Didul réfléchit un moment. « Je les aime. Leur pardon, il y a des années que je l’ai obtenu ; celui des parents, et celui de Luet, quand elle a été en âge de comprendre. Elle était très jeune, et les enfants sont très magnanimes.