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— Donc, une fois encore, on peut s’interroger : si vous êtes tellement assuré de leur pardon, pourquoi cette timidité, ce quant-à-soi en leur compagnie ?

— Qui est ce “on” qui s’interroge tant, Edhadeya ?

— C’est moi, et taisez-vous. On pourrait se demander, Didul, si une partie de votre timidité ne viendrait pas de ce que vous éprouvez un sentiment particulier pour un membre de la famille, sans oser en parler…

— Vous êtes en train de me demander si j’aime Luet, c’est ça ?

— Merci, soupira Edhadeya. Oui, c’est bien ça.

— Bien sûr que je l’aime. On ne peut pas s’en empêcher quand on la connaît. »

Edhadeya poussa un grognement exaspéré. « Ne jouez pas à ces petits jeux avec moi, Didul ! »

Celui-ci éloigna la torche afin qu’elle n’éclaire pas son visage. « Pouvez-vous imaginer pire que le jour où Akma apprendrait que j’épouse Luet ?

— Oh oui ! répondit Edhadeya. Le pire, ce serait que Luet passe des jours, des mois, des années à vous attendre, et que vous ne veniez jamais !

— Elle ne m’attend pas.

— Vous lui avez posé la question ?

— Nous n’en avons jamais discuté.

— Et elle n’en prendra pas l’initiative, parce qu’elle redoute que vous ne ressentiez rien pour elle. Mais elle, elle a un sentiment pour vous. Je trahis une confidence en vous le disant ; toutefois, votre décision doit être fondée sur des informations complètes. Oui, ce serait une humiliation pour Akma si vous deveniez son beau-frère. Mais ce même Akma se pose déjà en ennemi de tout ce que défend son père ; pour épargner son amour-propre, vous seriez prêt à briser le cœur de Luet qui vous attend ? Quel tort est le plus grand ? Offenser celui qui ne pardonne pas, ou faire souffrir celle qui a tout pardonné ? »

Didul resta silencieux. Ils arrivèrent devant l’entrée de la résidence royale.

« C’est tout ce que j’avais à dire, conclut Edhadeya.

— Puis-je vous croire ? chuchota-t-il. Elle a de l’affection pour moi ? Après tout ce que j’ai fait ?

— Les femmes se montrent parfois irrationnelles dans le choix des hommes qu’elles aiment.

— L’êtes-vous ? Irrationnelle ?

— Vous voulez savoir jusqu’où je pousse la démence, Didul ? Lorsque Luet et moi étions plus jeunes, nous sommes tombées amoureuses chacune du frère de l’autre. Elle avait finalement jeté son dévolu sur Mon, parce que c’est celui dont j’ai toujours été le plus proche. Et moi, bien entendu, j’aimais Akma de loin. » Edhadeya sourit d’un air mystérieux. « Et puis, avec le temps, Luet s’est déprise de cette passade d’adolescente et a trouvé bien mieux dans son amour pour vous. » Elle eut un rire léger. « Bonne nuit, Didul.

— Vous ne terminez pas votre histoire ?

— Elle est finie. » Elle s’approcha de la porte ; le garde l’ouvrit devant elle.

Didul demeura immobile dans la lumière de la torche crachotante pendant que l’huis se refermait.

Le garde s’adressa finalement à lui. « Vous n’êtes pas de la cité ? Vous avez besoin qu’on vous guide ?

— Non, non… je connais mon chemin.

— Alors, vous feriez bien de vous mettre en route : votre torche ne brûlera pas éternellement, à moins que vous n’ayez l’intention de laisser votre main s’enflammer. »

Didul remercia l’homme d’un sourire et se dirigea vers l’hôtellerie où il résidait. Akmaro et Chebeya l’invitaient à dîner, mais jamais à coucher. Sa présence chez eux, même endormi, serait malvenue si Akma décidait de rentrer.

Luet avait cessé d’aimer Mon, mais Edhadeya n’avait jamais dépassé son amour d’adolescente pour Akma. Ce devait être une situation difficile ; au moins, l’homme qu’aimait Luet était loyal à la cause du Gardien. Edhadeya, elle, la faiseuse de vrais rêves, la fille du roi, aimait un homme qui niait l’existence du Gardien et méprisait les Protégés.

Il y a peut-être pire que moi comme parti, après tout. J’ai peut-être quelque chose à offrir à Luet, à part une vie de pauvreté, la fureur de son frère et le souvenir de ma cruauté envers elle enfant. Il faudrait au moins lui donner la possibilité de choisir. Il lui devait bien cette occasion de l’entendre déclarer son amour pour elle et lui demander de devenir son épouse, afin qu’elle puisse le repousser et lui infliger une parcelle de l’humiliation et de la douleur qu’il lui avait autrefois imposées.

Il se méprisa aussitôt d’avoir eu cette pensée. Ne connaissait-il donc pas Luet pour imaginer qu’elle lui veuille du mal, à lui ou à un autre ? Edhadeya avait dit qu’elle l’aimait. Et il aimait Luet, il le savait. Akmaro n’avait pas caché qu’il donnerait son accord à leur union ; Chebeya non plus, de mille manières, ne serait-ce qu’en lui répétant qu’il faisait partie de la famille.

Je vais lui parler, décida-t-il. Dès demain.

Il plongea sa torche mourante dans le seau à l’entrée de l’hôtellerie et gagna sa chambre ; mais, pendant plusieurs heures, il ne put trouver le sommeil : il tournait et retournait dans sa tête les mots qu’il prononcerait devant Luet, en imaginant divers scénarios : elle sourirait et se jetterait dans ses bras, ou éclaterait en larmes et se sauverait en courant, ou encore elle le dévisagerait avec une expression d’horreur en murmurant : « Comment as-tu osé ? Mais comment as-tu pu ? »

Enfin il s’endormit. Et en rêve, il se vit en compagnie de Luet, debout sous un arbre. Ses branches ployaient sous sa charge de fruits blancs, mais ils étaient juste hors de leur portée : ni lui ni elle n’étaient assez grands pour les atteindre. « Soulève-moi, dit Luet. Soulève-moi, et je pourrai en cueillir suffisamment pour nous deux. »

Il la hissa donc et elle emplit ses mains de fruits ; quand il la redescendit, elle y mordit et pleura en goûtant la douceur piquante de la chair. « Didul, souffla-t-elle, c’est trop fort pour moi seule ; mange, toi aussi – ici, juste à côté de là où j’ai mordu, afin que tu goûtes exactement ce que j’ai goûté. »

Mais dans son rêve, il ne mordit pas dans le fruit. Non, il embrassa Luet, goûta sur ses lèvres ce qu’elle avait goûté et, en effet, c’était merveilleusement doux.

Le procès avait tant fait parler de lui qu’avant même que Didul sombre dans le sommeil, des gens s’attroupaient déjà dans la vaste salle d’audience à ciel ouvert. À l’aube, lorsque les gardes arrivèrent, ils durent regrouper les tôt venus sur les premiers rangs qui dominaient la cour. Le fauteuil du juge était, naturellement, dans l’ombre et y resterait tout au long de la journée. Certains n’y voyaient que le confort du juge, une protection contre la chaleur de l’été ; mais en hiver, il pouvait faire un froid glacial dans cette ombre que nul rayon de soleil ne venait réchauffer. En réalité, on y posait son siège pour préserver peu ou prou l’anonymat du magistrat. Le public distinguait clairement les détails des zones éclairées ; les plaignants et les accusés restaient constamment dans la lumière, et si les uns ou les autres avaient fait venir un avocat pour les représenter, celui-ci arpentait de long en large le secteur illuminé, mais sans jamais empiéter sur l’ombre du juge. Là encore, certains y voyaient un signe de respect envers l’honneur du roi, incarné par son représentant, le juge. Mais à la vérité, les avocats savaient pertinemment qu’en quittant la lumière, ils paraissaient gauches, faibles, ignorants, ce qui disposait mal l’assistance envers eux. Certes, officiellement, le peuple n’avait aucune voix dans la décision finale – encore qu’on eût connu des procès houleux, par le passé, où le verdict du juge semblait uniquement fondé sur ses chances de sortir vivant du tribunal. Mais les avocats savaient que leur réputation et leurs engagements futurs sur d’autres affaires dépendaient de l’image d’eux-mêmes qu’ils donnaient au public.